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il était permis de respirer l’air frais des nuits, et ce plaisir était si grand, qu’au mépris de mille dangers, les soldats transportaient leurs lits sous la verandah, ou galerie extérieure. Quelquefois même, cette précaution ne suffisant pas, on allait dormir sur les collines des environs, en s’abritant comme on pouvait des tourbillons de poussière que le vent encore tiède balayait sans cesse de tous côtés. La chaleur avait au reste ses avantages, car elle débarrassait nos soldats des moustiques indiens, véritables vampires qui épuisent littéralement les veines de leurs victimes, et de la mouche de sable, ou sand-fly, imperceptible bourreau qui naît dans l’aire battue des maisons ; les naturels la détruisent en recouvrant la terre, mouillée au préalable, d’une couche épaisse de bouse de vache. Quant aux fourmis, elles sont innombrables, et il ne faut point songer à s’en préserver. Les murailles sont sillonnées des sentiers qu’elles se creusent. A travers couvertures et draps, de quelque manière qu’on les dispose, elles s’introduisent dans les lits. Pas un morceau de pain (rootie) n’est à l’abri de leurs incursions, à moins qu’on ne l’enveloppe avec le plus grand soin dans quelque linge avant de le glisser sous les matelas du lit de camp. Faute de ces précautions, et pour avoir voulu souper dans l’obscurité, le sergent faillit avaler une poignée de ces terribles insectes, qui l’avertirent à temps de sa méprise, non sans lui mettre le palais tout en sang. Il raconte aussi que deux soldats ivres morts, sur lesquels personne ne veillait, furent à peu près pelés, en une nuit, par les fourmis du dortoir militaire.

Tous les soirs, au bord de l’Indus, on pouvait se donner le plaisir de voir les naturels traverser le fleuve assis entre deux outres de cuir ballonnées d’air, ou se livrer à la pêche, enfoncés dans de grands pots de terre, dont leur ventre ferme exactement le goulot. Ces vases servent à la fois de barque pour le pêcheur et de réservoir pour les poissons qu’il a pris. Le vendredi, qui est, on le sait, le sabbat des mahométans, les indigènes venaient en grand nombre se baigner dans le fleuve, et de là passaient dans le Ziarat[1] de Khaja Khizr, où on leur montrait, en grande cérémonie, un poil de la barbe du prophète. Enfin, pour clore la liste de ces passe-temps, il faut mentionner le naturel très doux et très sociable de presque tous les animaux indiens. Les jeunes bœufs de transport (bheestie bullocks) venaient familièrement déjeuner avec les militaires, qui leur abandonnaient volontiers la plus forte part de leur détestable pitance. Les faucons, les passereaux, évitant la chaleur, se réfugiaient, le bec ouvert, sous les verandahs. Le choucas affamé s’attaquait aux enfans pour leur enlever des mains un morceau de pain. Les bobagies, ou cuisiniers, chargés de porter à la caserne le dîner des soldats, étaient obligés d’avoir un bâton à la main pour

  1. Ziarat, châsse ou reliquaire, et par extension autel et temple.