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pas sans intérêt de connaître. On a remarqué que, chez les troupes royales, l’ivrognerie était moins fréquente que étiez celles de la compagnie. Ceci ne tient pas seulement à la discipline moins rigoureuse de ces dernières, mais à l’abandon définitif que les soldats qui les composent ont fait de la mère-patrie. L’espoir du retour leur manque, et, convaincus qu’ils mourront jeunes sur cette terre brûlante, où ils se sentent pour jamais prisonniers, ils cherchent dans l’abus des liqueurs enivrantes l’oubli de cette condamnation qui pèse sur leurs têtes. A cette pensée de désespoir viennent se joindre d’autres causes accessoires : le manque de tout sentiment affectueux, de tout plaisir innocent, le poids d’une oisiveté que le climat exige, et qui fait une large place à l’ennui. « Puis, — comme le fait remarquer l’auteur avec amertume, — le soldat anglais est un être négligé. On le regarde en tout pays comme un homme d’une espèce inférieure, comme le paria du corps politique, incapable d’aucun progrès moral ou social. Ses propres officiers le méprisent, et le public prend ce mépris pour règle. Étonnez-vous donc après cela que, dégradé dans l’estime des autres, il renonce à la sienne propre, et, s’abandonnant aux entraînemens matériels, il devienne ce qu’il est trop souvent, un homme avili et sans principes ! Le paysan, l’ouvrier, ont leurs avocats au parlement ; l’armée n’y envoie personne. Pas une voix ne s’élève pour elle. Aussi, tandis que toutes les autres classes participent aux bienfaits du progrès, le soldat est resté ce qu’il était au XVIIIe siècle[1]. »

Et cependant, — même en faisant abstraction de l’intérêt moral, — quels puissans motifs devraient éveiller l’attention du gouvernement anglais sur la vicieuse organisation de son armée ! On perd, chaque année, en moyenne, dix-huit cents soldats européens dans les possessions de l’Inde, et, sur ce nombre, huit cents au moins meurent victimes de leur intempérance. Or, chaque soldat débarqué sur ces rivages lointains a déjà coûté 40 liv. sterl., ou 1,000 francs, à l’état. En estimant à un quart de cette somme les services que chaque soldat mort a pu rendre avant d’être emporté, vous avez encore une somme de 24,000 liv. sterl., ou 600,000 francs, que rapporterait au pays la moralisation des troupes anglo-indiennes. Ce raisonnement curieux n’est pas de nous, nous n’avons pas besoin de le dire, car il porte assez le cachet de son origine anglaise ; mais il nous a frappé, comme certaines maximes du bonhomme Richard, qui, lui aussi, fondait l’amour du bien sur les considérations purement égoïstes de l’avarice bien entendue.

L’ambition serait un excellent contre-poids à ces honteux entraînemens. Un ambitieux n’est jamais un ivrogne ; — « mais l’ambition, dit très sensément notre voyageur, est soumise aux lois de l’existence

  1. Camp and Barrack-room, p. 142.