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roupies), on achète un bouvillon que quelque boucher musulman égorgera sur le rivage, la face tournée vers la Mecque. Trois rames disposées en faisceau servent ensuite à le suspendre pour l’écorcher, et, séance tenante, sans recourir au cuisinier du navire, l’animal dépecé sera grillé tant bien que mal et fournira un souper improvisé.

Par-delà Hyderabad, qui, sous la domination des princes talpouries, était la capitale du Scindh, et toujours en remontant vers le nord, douze jours de navigation vous conduisent au gros bourg de Sukkur, non sans péril, car les Beloutchies, embusqués derrière les rochers du rivage, se donnent parfois le plaisir de fusiller les soldats anglais entassés sur leur étroit navire. On leur répond comme on peut à coups de canon ; mais s’ils sont trop nombreux ou trop obstinés, il faut descendre à terre, tourner leurs retranchemens de granit et les repousser dans les jungles.

Une île au milieu du fleuve, surmontée d’un petit fort qui barre le passage à toute navigation ennemie ; — à droite, les bungalows du village, dispersés parmi les dattiers, le long du bord ; — à gauche, la petite ville de Rorie, que domine la tombe de quelque prince canonisé : — vous voyez d’ici le poste militaire qu’allait occuper notre voyageur. Le régiment que ses camarades et lui allaient rejoindre les attendait pour leur faire fête, et la cantine ouvrait derrière le camp ses deux portes, l’une réservée aux sergens, l’autre accessible aux simples soldats, qui s’y précipitaient en foule. Le vin, le brandy, l’arack, coulaient à flots ; l’arack seul, le plus dangereux poison des trois, était mis à la portée de toutes les bourses. On ne le vend, il est vrai, que par quantités déterminées, et, en sus du prix, le soldat doit présenter un billet délivré par ses chefs ; mais ces mesures sont ouvertement éludées, et les sergens eux-mêmes se livrent à un commerce de contrebande qui déjoue toute surveillance et ruine la santé du soldat.

L’ivrognerie, le jeu, la débauche, ces trois hideuses plaies, minent dans l’Inde la puissance militaire des Anglais. La paie allouée par la compagnie aux troupes qu’elle prend à sa solde est assez élevée pour donner ample carrière aux passions brutales du soldat. Dans les stations ordinaires (single butta stations, — batta veut dire présent), la solde mensuelle est de 10 roupies et 1 anna, soit un peu plus de 23 francs ; dans les double batta stations, de 12 roupies, ou 30 et quelques francs. Là-dessus, il est vrai, l’homme avisé doit prélever mi supplément de nourriture, que la mauvaise qualité des vivres fournis par le commissariat rend indispensable à la santé ; mais la plupart des soldats, imprévoyans et abrutis, portent à la cantine tout ce que leur laissent les menues dépenses restées à leur charge, le blanchissage, les gages du cuisinier (bobagie), du barbier (nappie), du valet d’écurie (sice). Ceci s’explique d’ailleurs par un enchaînement de circonstances qu’il n’est