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paire de bœufs, les pauvres bijoux de sa femme, les meilleurs meubles de son cottage. Son fils soldat est perdu pour lui, perdu pour le ciel, voué à la débauche, à la plus honteuse dépravation, vrai gibier de potence et d’enfer. Avec un tel préjugé, puissamment secondé par le régime aristocratique dont le soldat est victime, et qui lui interdit toute espèce d’avancement, on s’étonne qu’une armée puisse exister et vaincre. C’est là une merveille de. la discipline qui n’est pas à l’honneur de la race humaine.

Dans un régiment anglais, — le récit que nous avons sous les yeux le fait merveilleusement bien comprendre, — il n’existe aucun intérêt commun, aucune sympathie entre les officiers et les soldats. Les premiers forment un corps à part, composé de gentlemen sur un pied de parfaite égalité pour tout ce qui ne concerne pas directement le service. Le colonel, au lieu d’être, comme chez nous, investi d’une autorité despotique, n’est que le président d’une sorte de république hiérarchique dont les lois pèsent sur lui comme sur ses moindres subordonnés. D’ailleurs, presque étranger au corps, il y réside rarement et s’en occupe à peine. « C’est un bénéficiaire sans fonctions qui réalise de gros profits sur les fournitures du régiment dont il a l’entreprise, et qu’il recède ordinairement à quelque banquier ou à quelque fournisseur ordinaire, moyennant un boni fixé à 25,000 francs de rente pour un régiment en Angleterre, à 50,000 francs pour un régiment dans les Indes[1]. »

Les deux lieutenans-colonels, dont le plus ancien commande effectivement le corps, n’ont affaire qu’aux officiers, et, sauf quelques rares exceptions, ne se mettent nullement en peine de connaître ou de récompenser le zèle, l’intelligence, la bonne discipline de chaque private ou simple soldat. Les capitaines eux-mêmes, imitant cette singulière réserve, ne daignent pas s’enquérir, si ce n’est en des circonstances toutes particulières, de ce qui concerne les hommes de leur compagnie. Bref, le seul officier avec lequel les soldats soient en relation directe est l’adjudant instructeur, pris parmi les lieutenans ; encore ne communiquent-ils avec lui que par l’intermédiaire du sergent-major ou des non commissioned officers. Ceux-ci sont de la même classe que les simples soldats ; on n’exige d’eux aucune autre condition d’avancement que de savoir écrire et lire d’une manière passable. Aussi leurs camarades ne leur reconnaissent-ils volontiers aucune supériorité de mérite, et pour peu que le sergent laisse empiéter, dans la familiarité des camps, sur la prérogative de son grade, ils sont portés à méconnaître complètement le pouvoir qu’il a sur eux. De là mille délits que l’espoir de l’impunité fait commettre, et dont la punition inattendue, souvent injuste,

  1. L’Inde anglaise en 1843, par M. le comte de Warren.