Page:Revue des Deux Mondes - 1846 - tome 16.djvu/667

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

on traqua on pressa[1] les cultivateurs, les femmes, les vieillards, les enfans au nombre, dit-on, de cent mille. Là, sans abri, souvent sans nourriture, creusant avec les ongles un sol pestilentiel, ces malheureux, excités par le bâton dévorés par la faim, décimés par les maladies, achevèrent le canal en quelques mois. Le canal existe, il est très utile au commerce, très commode pour les voyageurs, et il n’a pas coûté beaucoup d’argent à creuser. MM. Lancret et Chabrol, de l’expédition d’Égypte, estimaient les frais à 750,000 francs, Méhémet-Ali n’a dépensé que trente mille hommes.

le ne sais si l’horreur de ce souvenir assombrissait pour moi le paysage, mais j’ai trouvé les bords du canal bien tristes. Je les crois réellement assez mornes et assez différens de ce qu’ils étaient au temps d’Aboul-Feda, quand celui-ci vantait l’agrément de ces rives bordées des deux côtes de prairies et de jardins, plantées, dit un poète arabe, de palmiers « semblables au col ondoyant d’une belle fille qui dort, et parés de leurs colliers de fruits » Pour me distraire, je cause avec un Arménien orthodoxe (ainsi se désignent eux-mêmes ceux que nous appelons schismatiques). Celui-ci est plein de colère contre les Arméniens catholiques. Ils ont cessé d’être Arméniens en se faisant romains, dit-il. le comprendrais ce patriotisme jaloux, s’il y avait une église arménienne véritablement indépendante ; mais on sait de quel souverain étranger le grand patriarche d’Eschmyadzin est le très humble serviteur, et les Arméniens qui ne veulent pas avoir leur pape à Rome risquent fort de l’avoir à Pétersbourg.

Dans les misérables huttes qui s’élèvent sur la rive, je remarque en passant ce goût naturel pour l’élégance et la décoration qui se rencontre ici allié à la dernière misère. La porte d’une cabane bâtie avec la boue du Nil m’a offert une ogive très bien tracée. Dans le pays du soleil, le beau, n’est jamais absent, la grace se mêle à tout.

Cependant le bateau marche, et nous approchons d’Atfèh, où le canal débouche dans le Nil. Tout à coup à la monotonie et à la nudité du paysage succèdent deux rangées de sycomores. Le soleil, qui est près de son coucher, sème de taches dorées l’ombre noire qui s’étend à leur pied. Nous glissons entre deux murs d’une noire verdure, et au bout de cette allée d ombre jaillit le minaret empourpré d’Atfèh. Voila un de ces momens dont le souvenir se détache de tous les souvenirs d’un voyage, et qui dédommagent de beaucoup de longueurs et d’ennuis, comme quelques momens dans la vie dédommagent de beaucoup de

  1. J’emploie ce mot dans un sens qu’il n’a heureusement qu’en anglais. On sait ce que c’est que la presse des matelots. Cet usage étrange chez un peuple libre n’était point inconnu à l’ancienne Égypte, au moins sous les Ptolémées. M de Saulcy en a trouvé la preuve dans le texte démotique de l’inscription de Rosette, qu’il a si heureusement interprété.