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par cette intervention pacifique des populations étrangères, que l’espoir d’un sort meilleur attire vers ces bords. Les émigrans qui quittent l’Europe pour fuir la misère, ou parce qu’ils ne trouvent pas leur place dans nos sociétés encombrées, bien que la politique les traite parfois avec sévérité, n’en sont pas moins les instrumens obscurs d’une grande œuvre. C’est en réalité ce mouvement de l’ancien monde vers le nouveau qui doit amener la transformation de l’Amérique du Sud. Les émigrations sont le lien qui unit les deux hémisphères ; .or, c’est ce lien que l’américanisme a en horreur, et qu’il romprait, s’il en avait le pouvoir.

Le développement de ce patriotisme aveugle et brutal, il faut le dire cependant, n’aura point été inutile. Il a fait sentir aux républiques du Sud leurs vrais besoins ; en laissant paraître l’incurie et l’inaptitude qui le caractérisent, on dirait que l’américanisme a rendu plus manifestes les ressources naturelles de ce sol vierge, et plus claire la nécessité de l’industrie des hommes. En intronisant la force brutale là où il a pu arriver au pouvoir, il a lentement fortifié, le goût des institutions politiques appelées à fonder la sécurité. En poussant jusqu’à la fureur la haine de étrangers, il a fait mieux sentir encore l’utilité de leur coopération. En réduisant les puissances européennes à employer les armes contre lui, il a mis en lumière un fait qui résume les relations des deux mondes : c’est que l’Europe est fatalement poussée à faire, la conquête matérielle de l’Amérique, si elle ne fait pacifiquement sa conquête morale. L’américanisme enfin a eu pour résultat de supprimer les querelles secondaires, d’effacer au-delà de l’Atlantique les démarcations subtiles des parts qui avaient pris l’initiative de la révolution ; le véritable débat est aujourd’hui entre la barbarie et la civilisation qu’une loi invincible attire vers ces terres nouvelles. L’issue définitive de la lutte pourrait-elle être incertaine ? La civilisation trouve encore son symbole dans ce vaisseau de Gama, qui vit se lever devant lui le géant Adamastor pour l’arrêter au passage, et n’en poursuivit pas moins son voyage glorieux.


CHARLES DE MAZADE.