Page:Revue des Deux Mondes - 1846 - tome 16.djvu/650

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

irruption dans la société avec laquelle il a divorcé, sous le prétexte de quelque vengeance solennelle. Le gaucho. malo est moins abhorré que plaint ; son nom n’est pas prononcé sans respect ; ses prouesses sont partout répétées au désert ; sa gloire remplit la campagne. Parfois, ajoute l’auteur, il se présente à quelque réunion de bons gauchos avec une jeune fille enlevée par lui ; il se mêle à quelque danse, puis disparaît sans laisser de trace. Un autre jour, il va frapper à la porte de la famille offensée, fait descendre de son cheval la jeune fille qu’il a séduite, et, peu ému par les malédictions des parens qui l’accompagnent, il s’achemine tranquillement vers sa demeure sans limites. Le gaucho malo se plaît surtout à voyager dans la campagne de Cordova et de Santa-Fé ; on peut le voir quelquefois traverser la pampa, précédé d’une petite troupe de chevaux. Grave et réservé, s’il rencontre quelqu’un, il passe silencieux, à moins d’être interpellé. Ce proscrit vagabond a la misanthropie sceptique d’un héros de Byron ; c’est le Lara ou le Conrad du désert.

Il est une autre destinée exceptionnelle qui n’est pas moins curieuse ; c’est celle du chanteur, du barde argentin, qui ne diffère pas du barde de l’Europe au moyen-âge. Ce gaucho troubadour erre de canton en canton, sans résidence fixe, couchant là où la nuit le surprend ; il est l’hôte des fêtes, des réunions, et il mêle la poésie et la musique pour animer les danses, pour réjouir les festins. Chaque pulperia tient en réserve une guitare qui lui est destinée et dont il s’empare dès qu’il arrive ; les gauchos font cercle autour de lui, et il chante les héros de la pampa poursuivis par la justice, la déroute et la mort de quelque vaillant gaucho malo, la catastrophe de Quiroga ou ses propres aventures, ses amours mêlées de tragiques péripéties. Sa poésie est l’idéalisation de cette vie de révolte, de dangers, de barbarie. M. Sarmiento la caractérise en traits qui sont ceux de toute poésie populaire : « Plus narrative que sentimentale, dit-il, elle abonde en images tirées de la vie champêtre, de la vie du cheval, des scènes du désert, ce qui la rend métaphorique et pompeuse. Lorsqu’il raconte ses prouesses ou celles de quelque bandit renommé, il ressemble à l’improvisateur napolitain : il est désordonné, inégal, tantôt il s’élève a une véritable hauteur poétique ; tantôt il se perd en un récit insipide et vulgaire. Le chanteur possède son répertoire de poésies populaires, ses stances, ses huitains, ses dizains… Parmi ces compositions, il en est qui laissent voir une inspiration et un sentiment réels. » Il faut regretter que M. Sarmiento n’ait pas recueilli, s’il l’a pu quelques-uns de ces chants qu’il n’ait pas moissonné ces fleurs poétiques de la pampa pour nous en faire sentir de plus près le parfum sauvage.

Aucun des signes qui révèlent un système général et enraciné, un ordre de choses capable sinon de durée, du moins d’une résistance opiniâtre