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qui ne laisse pas que d’être prononcée. Souvent, en voyant sortir la lune tranquille et resplendissante d’entre les herbes de la terre je l’ai saluée machinalement de ces paroles de Volney dans sa description des ruines : la pleine lune à l’orient s’élevait sur un fond bleuâtre aux planes rives de l’Euphrate ; Et, en effet, il y a dans les solitudes argentines quelque chose qui rappelle à la mémoire la solitude de l’Asie ; l’esprit trouve quelque analogie entre la pampa et les plaines du Tigre et de l’Euphrate. Il y a quelque parenté entre la troupe solitaire de charrettes qui traverse nos déserts pour arriver, après quelques mois de marche, à Buenos-Ayres et la caravane de chameaux qui se dirige vers Smyrne ou vers Bagdad. »

C’est dans ces campagnes que s’agite au hasard une population nomade une race indomptée, produit des races diverses qui se sont mêlées en Amérique, — Espagnols et indigènes, — et atteinte d’une remarquable inaptitude pour toute occupation utile. La vie pastorale apparaît comme un phénomène naturel. Dans ces conditions, il n’y a point à tourmenter la terre par le travail ; à soumettre le cours des fleuves aux exigences d’une industrie et d’un commerce absens ; le peu que rapporte le sol suffit à vivre, avec la chair de quelque bœuf pris au lazo, et encore cette existence pastorale apparaît avec des circonstances particulières. Il n’y a point de véritable association dans les champs argentins ; il n’y a rien qui ressemble à la tribu arabe. Ce que préfère le gaucho, c’est l’indépendance individuelle dans son sens le plus absolu ; le plus illimité, indépendance, qui est bien capable momentanément de soumission, mais qui ne tarde pas à se relever dans sa fougue indisciplinée. Maître du désert, il se plaît dans son vaste et stérile domaine ; il semble jaloux qu’on ravisse cette arène à sa liberté ; il y passe sa vie et le parcourt sans le peupler réellement, sans y former d’établissement qui repose sur une communauté d’intérêts. De là vient la faiblesse de la civilisation contre ces peuplades errantes et dispersées. Serait-ce par l’éducation qu’elle pourrait les réformer en leur communiquant les notions sociales ? Mais où serait l’utilité d’une école ouverte à des enfans disséminés à dix lieues à la ronde ? Il en est de même de la religion dans la pratique. Le clocher n’a pas la puissance qu’il conserve dans nos pays ; il ne domine pas son petit monde, ne ramène pas chaque jour une population fidèle qui trouve dans le culte un lien de plus. Là, le pasteur est sans troupeau, l’église est déserte. Quelques gauchos peut-être s’y arrêtent par hasard, au passage, souvent sans descendre de cheval. La chaire n’a pas d’auditoire, et le prêtre lui-même, corrompu par l’inaction, fuit ce seuil abandonné. Il va chercher le mouvement, et finit par employer sa supériorité morale à créer quelque parti et à s’en faire le chef. Ce qui reste de religion dans les campagnes pastorales, c’est une vague tradition chrétienne, reçue de l’Espagne, mêlée de superstitions