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politique qui explique leur action et dirige le choix qu’elles font d’un drapeau ; elles s’allient naturellement aux hommes dont les tendances leur promettent pour l’avenir, la sécurité. Là est le secret des difficultés qui ont surgi, en Amérique, et, qui ne sont pas encore résolues. Tout le reste est secondaire et ne vient qu’à l’appui de cette explication. M. Sarmiento a raison de dire que les mots manquent dans le dictionnaire usuel de la politique européenne pour caractériser une situation d’où naissent ces sanglans conflits, qu’on s’expose à imiter les Espagnols qui, à leur débarquement dans ces régions nouvelles, épuisaient leurs connaissances assez succinctes pour désigner tout ce qu’ils voyaient ; ils donnaient le nom du lion à un misérable chat sauvage, le nom du tigre au jaguar des forêts. Je crains que nous n’agissions de même sous un autre rapport que nous ne soyons dupes d’une illusion en adoptant ces termes qualificatifs d’unitaires, de fédéralistes, que les partis se renvoient comme une injure, et qui n’expriment aucune réalité vivante ; désignations arbitraires, qui ne font que déguiser la lutte plus profonde et plus générale engagée entre la barbarie nationale américaine et la civilisation. Cette barbarie est tenace et puissante, parce qu’elle date de loin ; elle a ses traditions et ses mœurs en harmonie avec le climat ; elle a ses héros, — hommes de destruction, — tels que Facundo Quiroga ; ses politiques adroits, tels que Manuel Rosas. Là où elle ne peut user de la force, elle emploie l’astuce, et sait rendre nos blocus impuissans, nos expéditions incertaines ; elle joue la diplomatie après l’avoir attirée vers ses rivages comme pour se mieux faire reconnaître par les pouvoirs européens ; on sait combien de consuls, de chargés d’affaires, de ministres ont dû pacifier la Plata. Lorsqu’elle se sent atteinte, elle a recours à cette comédie évasive des négociations, et à peine le plénipotentiaire chargé de la paix a-t-il cinglé de nouveau vers l’Europe, que la résistance reprend son cours, opiniâtre et implacable. Lutte étrange dont le résultat définitif n’est pas douteux pour nous cependant ! Tel est l’un des épisodes les plus singuliers et les plus tragiques assurément de l’histoire contemporaine ; il se lie à ce mouvement général de transformation qui s’accomplit sur bien des points, que l’Angleterre poursuit dans l’Inde, après l’avoir réalisé dans l’Amérique du Nord, que le génie de la France a porté en Afrique. Ce sont les mêmes symptômes, les mêmes efforts de la civilisation conquérante et les mêmes répugnances du monde envahi. Seulement cette fusion doit être moins violente et moins tardive dans l’Amérique méridionale, parce qu’il y a en elle le germe vivant du progrès moral, auquel il ne faut qu’une autre culture. Le christianisme n’a point à se substituer dans ces contrées à la religion de Brahma comme aux bords du Gange, ou à la religion mahométane comme au pied de l’Atlas. Il n’a qu’à s’épurer pour que,