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et matérielle pour un pays ; il fait naître les rapports et les consolide. C’est un des plus énergiques instrumens de sociabilité, mais le travail répugne à ces races indolentes, accoutumées à vivre de peu et inhabiles à demander à la terre autre chose que ce qu’elle veut produire. Il en est de même des instincts commerciaux, assez peu excités pour dédaigner les plus puissans moyens de communication, ces grands fleuves qui sillonnent l’Amérique et se réunissent pour porter à la mer le tribut superbe de leurs eaux ; dans ces rivières que la barque n’effleure pas, l’habitant des campagnes voit même parfois un obstacle à ses mouvemens. Lorsqu’il s’en approche, il s’arrête un instant, se déshabille, puis s’élance à la nage sur son cheval, se dirigeant vers quelque île prochaine où il se repose, et, de halte en halte, il gagne l’autre rive. Si ces voies ; qui ailleurs propagent la richesse, sont dédaignées, comment l’industrie de l’homme serait-elle tentée d’en créer de factices ? Ce sont ces difficultés inhérentes à la nature américaine qu’il n’est pas donné aux nouveaux législateurs du sud de résoudre par le mécanisme savant d’une charte écrite ; ce sont ces élémens épars, indisciplinés, que le triomphe de l’indépendance vient mettre en jeu. Aussi cette seconde phase de l’émancipation est-elle le signal d’une vaste et confuse dissolution plutôt que d’un essor régulier et nettement déterminé. Comme aucun sentiment dominant et vivace ne remplit les ames et ne les dirige vers un même but, comme l’intérêt commun n’est qu’un vain mot mal interprété ou mal compris, l’accord maintenu par les nécessités de la guerre entre les diverses parties de l’Amérique du Sud se rompt insensiblement C’est d’ailleurs un des traits distinctifs de l’ancien système colonisateur de l’Espagne d’avoir semé à chaque pas les haines, les jalousies, les divisions. Ces jeunes états se retirent en eux-mêmes et se fractionnent ; issus du même sang, ayant les mêmes besoins, parlant la même langue, ils sont animés les uns à l’égard des autres, d’un dédain violent ; ils se mesurent du regard avec un orgueil hautain, cherchant à s’imposer des lois, se battant pour des frontières incertaines et inoccupées. Cette faible et illusoire unité que Bolivar avait un moment imposée à quelques provinces, en les rassemblant sous le nom de Colombie, n’est plus rien elle-même et se dissout ; ce sont trois républiques au lieu d’une seule : la Nouvelle-Grenade, Venezuela et l’Equateur. Les mêmes discordes se reproduisent au sein de chaque état, causées par la rivalité de races, de castes, par l’esprit de vengeance personnelle, toujours puissant là où la loi n’existe pas. Il n’est donc pas de changement qui n’en prépare un autre ; il ne cesse d’y avoir dans cette société tourmentée, un ferment de révolution que peut faire mûrir à son profit le dictateur de la veille, le militaire ambitieux, l’employé mécontent ; les pronunciamientos américains se font souvent pour moins que cela, — par caprice, par lassitude de ce qui est. Le motif reste le secret de ces passions inassouvies