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aspiraient également à l’indépendance, et cette société inquiète avait devant elle l’exemple des révolutions de l’Europe et de l’Amérique du Nord.

Mais là se manifeste clairement l’infirmité morale de ces populations neuves encore à la vie publique, et qui, en secouant matériellement le joug de l’Espagne, n’avaient pu secouer aussi subitement l’influence séculaire de ses habitudes. Ce mal sérieux et invétéré n’échappait pas aux témoins et aux acteurs les plus illustres de l’insurrection. Iturbide, cet empereur oublié qui mourut sur une esplanade, après avoir vu tomber de son front la frêle couronne qu’il s’était faite à Igualada, disait au Mexique : « Il n’y a qu’un visionnaire fanatique qui pense que l’on puisse sortir brusquement d’un état de dégradation et d’esclavage… Il n’y a qu’un homme aveuglé par la passion. Qui ose soutenir qu’il soit possible, d’acquérir en un instant des lumières et des vertus. » San-Martin, dont la glorieuse virilité, mise au service de l’indépendance américaine, est venue de bonne heure se reposer dans la retraite, près de Paris, pensait de même qu’avant d’établir des innovations, il fallait détruire insensiblement les préjugés et l’erreur, et creuser ensuite, dans un sol devenu vierge, des fondemens solides. Les idées européennes dominantes déjà, et qui, après avoir forcé ces côtés gardées par la sévérité jalouse des vice-rois pendant le XVIIIe siècle, se traduisent en constitutions, en lois civiles, promettent sans doute un lointain remède. Le principe de cette pacifique intervention étrangère ouvre pour l’Amérique un horizon nouveau, est fécond surtout pour l’avenir. Il est pourtant impossible de méconnaître qu’à cette époque il y a de superficiel dans ce mouvement, ce qu’il y a de trompeur dans cette apparence. Ces institutions républicaines, chimères d’une érudition classique, caressées par les esprits éclairés, ces consulats, ces présidences ou ces dictatures que chaque jour voit naître, ne créent point par leur propre vertu l’union, la solidarité politique, encore absentes. Ce qui subsiste toujours en réalité, c’est le fonds espagnol, c’est cette nature pervertie par deux siècles de fausse administration, rebelle au progrès civil, et rendue défiante de tout ce qui peut ressembler à une loi. Pour le plus grand nombre, l’indépendance, c’est l’affranchissement de toute soumission légale Ce qui manque, ce sont les élémens d’une véritable organisation politique. La base principale elle-même fait défaut. Quel lien social et encore moins politique pourrait se former dans une population rare, disséminée dans des solitudes immenses, nourrie d’un vague amour pour l’isolement et lente à se reproduire ? Le développement intellectuel surtout visible dans les villes, n’atteint pas les campagnes qui restent sous l’empire de leurs superstitions grossières, de leurs brutales passions : de là un antagonisme sourd qui finira par éclater avec une vivacité furieuse. Le travail est aussi un gage d’amélioration morale