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l’indépendance a triomphé. Il n’y a que sa mort qui puisse être comparée à sa vie La fin paisible du libérateur dans sa douce et noble retraite de Mount-Vernon est une leçon de plus. Si quelque lassitude avait gagné cette ame généreuse, ainsi que le dit M. Guizot dans son bel essai, était sans doute au souvenir de ces injustices passagères qui viennent assaillir l’homme public le plus pur ; mais ses derniers jours n’étaient troublés d’aucune inquiétude sur la légitimité et la grandeur de l’œuvre à laquelle il avait participé. D’où lui seraient venus les regrets ou les craintes ? Washington pouvait dire un adieu tranquille à la vie et s’endormir au sein des succès de l’Union. Il n’en est pas de même du libérateur du sud. Il y a dans Bolivar une confusion inexprimable de penchans contradictoires ; les instincts élevés de la civilisation se mêlent en lui aux tendances peu scrupuleuses, d’une nature formée au spectacle de la servitude. C’est le héros d’un peuple enfant et enthousiaste qui se lève pour être libre, mais qui ne sait pas quel usage il fera de sa conquête ; c’est le fils d’une société en travail, jetée soudainement dans une carrière nouvelle et orageuse. Bolivar cherche vainement un appui sur cette base motivante ; livré à lui-même, il va d’une tentative à l’autre avec plus d’activité et d’énergie que de tact politique, guidé par imagination plutôt que par le sentiment clair et exact des besoins de son pays. Et quinze ans après avoir paru à Caracas et s’être mis à la tête de l’insurrection, le jour où il croit avoir posé les fondemens d’un empire destiné à s’étendre dans toute l’Amérique méridionale, l’illusion s’évanouit ; une guerre civile vient souffler sur ses rêves de Napoléon du Nouveau-Monde. La fin même de Bolivar est vulgairement triste et peu digne de sa haute ambition, comme s’il était aussi difficile de bien mourir que de bien vivre : c’est la fin d’un proscrit déçu. Contraint d’abdiquer la dictature de la Colombie, il se réfugie à Carthagène, mal résigné au malheur, hésitant encore s’il ne tentera pas de relever par les armes sa fortune chancelante, s’il ne jouera pas sa vie pour ce leurre brillant d’une couronne. Ce fut le poison peut-être qui mit un terme à ses hésitations. — La vie de Bolivar se fût-elle prolongée d’ailleurs, le caractère général des événemens qui se sont déroulés en Amérique serait resté le même ; l’anarchie eût suivi son cours, parce qu’elle ne tient pas à l’absence d’un homme, d’un chef de génie capable de la maîtriser, mais à l’absence encore trop réelle de tout élément de stabilité dans cette vaste portion du nouveau continent.

Si l’Union américaine a pris un essor politique si irrésistible, tandis que les républiques du sud tournent incessamment dans un cercle d’agitations stériles, de révolutions sans grandeur et sans but, il faut en chercher les causes dans la différence de ces génies qui ont gouverné et façonné les deux pays, dans ce passé qui a fait la force de l’un, qui pèse sur l’autre et perpétue sa faiblesse. Le rapport secret adressé par