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du golfe de Lyon et du golfe de Gascogne, la plus importante de nos expéditions, l’expédition d’Irlande, allait échouer par la seule inexpérience de nos équipages.

Cette inexpérience dut frapper surtout les officiers de l’ancienne marine qui, destitués par la convention, avaient échappé cependant aux proscriptions de la terreur ou au funeste entraînement de l’émigration. Quand ils furent rappelés au service par le directoire, ces officiers trouvèrent des vaisseaux bien inférieurs sous tous les rapports à ceux qu’ils avaient été habitués à commander. Une excellente institution avait disparu, celle des canonniers-marins[1]. Nous les avions supprimés au moment où les Anglais introduisaient sous ce rapport les plus importans perfectionnemens dans leur flotte. « Prenez garde, écrivait à la convention le contre-amiral Kerguelen[2] ; il faut des canonniers exercés pour servir le canon à la mer. Les canonniers de terre sont sur des bases solides et tirent sur des objets fixes ; ceux de mer, au contraire, sur des bases mobiles, et tirent toujours, pour ainsi dire, au vol. L’expérience des derniers combats a dû vous prouver que nos canonniers étaient inférieurs à ceux des ennemis[3]. » Mais comment ces prudentes paroles auraient-elles pu exciter l’attention de ces républicains plus touché des souvenirs de Rome et de la Grèce que des glorieuses traditions de nos ancêtres ? C’était le temps où de présomptueux novateurs songeaient sérieusement à rendre à la rame son importance et à jeter des ponts volans sur les vaisseaux anglais comme sur les galères de Carthage ; candides visionnaires, qui résumaient naïvement les titres de leur mission dans quelques-uns de ces bizarres préambules conservés aux archives de la marine : « Législateurs, voici les élans d’un ingénu patriote qui n’a pour guide d’autre principe que celui de la nature et un cœur vraiment français. »

Les institutions, l’esprit de corps qui faisaient la force de nos escadres, l’intelligence des véritables progrès, tout cela avait péri dans le grand naufrage. Morard de Galles, Villaret, Truguet, Martin, Brueys, Latouche-Tréville Decrès, Missiessy, Villeneuve, Bruix, Gantheaume,

  1. « Il est de notoriété publique et prouvé par l’expérience que les troupes d’artillerie de marine sont restées inférieures, à tous égards, à ces canonniers qu’on appelait bourgeois, lesquels étaient de bons matelots, naviguant toute la vie, et n’avaient d’autres officiers que ceux des vaisseaux ; canonniers dont la suppression a été une vraie calamité dans la marine militaire. » (Forfait, Lettres d’un observateur sur la marine. Paris, 1802.)
  2. Rapport conservé au dépôt des cartes et plans de la marine.
  3. « En comparant la dernière guerre avec la guerre d’Amérique, On voit que dans celle-ci la perte des bâtimens anglais combattant des bâtimens français d’égale force fut beaucoup plus considérable. Au temps de Napoléon, des batteries entières de vaisseaux de ligne tiraient sans faire plus de mal que deux pièces bien dirigées. » (Howard Douglas, Traité d’artillerie navale.)