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III.

« Les Espagnols, écrivait Nelson en 1795, font de beaux navires, mais il ne feront pas si facilement des hommes. Leur flotte n’a que de mauvais équipages et des officiers pires encore. D’ailleurs ils sont lents et manquent d’activité. -On prétend, ajoutait-il en 1796, que l’Espagne a consenti à fournir à la république française 14 vaisseaux de ligne prêts à prendre la mer. Je suppose qu’il s’agit de vaisseaux sans équipages car les prendre avec un pareil personnel, serait pour la république le plus sûr moyen d’en être promptement débarrassée Dans le cas où ce traité amènerait la guerre entre nous et les Espagnols, je suis sûr que l’affaire de leur flotte sera bientôt faite, si elle ne vaut pas mieux celle qu’ils possédaient quand ils étaient nos alliés. »

On serait tenté de taxer de pareilles paroles de forfanterie, et cependant elles n’exprimaient qu’une opinion trop fondée sur le triste état où se trouvait alors réduite la marine espagnole, malgré le magnifique matériel qui lui restait encore. Notre marine se souvenait davantage de son antique splendeur, mais l’incroyable incurie de l’administration avait amené pour nous, dès le début de la guerre, par une série de désastres dont l’ennemi fut à peine complice, la nécessité de subir des blocus dont nous éprouvions pour la première fois l’humiliation[1]. Occupés à croiser sur nos côtes, tenus en haleine par lord Bridport et Jervis, les vaisseaux anglais se formaient à la rude école de la mer, tandis que nous perdions notre vieille expérience dans les loisirs mal employés de nos rades. Jervis savait bien ce que de tels loisirs ont de périlleux : « Ne voyez-vous pas, disait-il à ceux qui, au mois de janvier 1707, le blâmaient de sortir du Tage pour aller s’exposer à la rencontre de forces supérieures, ne voyez-vous pas que ce séjour devant Lisbonne fera bientôt de nous tous des poltrons ? » Dieu merci, toutes déplorables qu’elles ont été, les guerres maritimes, de la république et de l’empire ont prouvé qu’un pareil danger n’était pas à craindre avec des marins français ; mais, si nos équipages ne couraient point le risque de voir s’évanouir leur courage dans une inaction prolongée, ils devaient y désapprendre le métier de la mer. Aussi, pendant que les Anglais, instruits par de constantes croisières, réalisaient chaque jour de nouveaux progrès, pendant qu’ils perfectionnaient l’organisation de leur service, la manœuvre de leur artillerie et l’installation intérieure de leurs vaisseaux, pendant que leurs escadres bravaient impunément les ouragans

  1. « Quand le ministre d’Albarade quitta le ministère, on s’aperçut que la liste de nos vaisseaux n’avait pas été conservée ou renouvelée dans les bureaux de la marine. Le successeur de ce ministre donnait-il ordre d’armer tel ou tel bâtiment, les ports répondaient que ces bâtimens étaient pris depuis plusieurs mois. » (Pinière, Principes organiques de la marine militaire. Paris, 1802.)