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toujours en moi séparés : celui-ci a besoin d’oubli et de sérénité, tandis que l’autre, en considérant les choses comme elles sont, ne peut se défendre d’un trouble et d’une amertume qui, pour être bien justes, n’en sont pas plus pratiques. Il n’est pas vrai chez moi que l’indignation fasse des vers, ou du moins ceux qu’elle fait ne méritent pas qu’on l’en remercie. » Il y a de cette impuissance une bonne raison que M. Kurtz ne voit pas, c’est qu’il est assez médiocrement indigné, il a la modération d’un juge perspicace, et non la verve d’un déclamateur. Un Allemand ne peut guère plus sainement parler de l’Allemagne, et, si nous écartons çà et là quelques traits d’un amour un peu trop irréfléchi pour le primitif, quelques souvenirs trop favorables du moyen-âge, quelques illusions opiniâtres sur les beautés de la civilisation féodale, nous découvrons dans son livre, malgré ces contradictions involontaires, des aperçus très judicieux sur les bases générales de la société moderne, sur la situation particulière de la société allemande. Qu’il y ait du vague et de la confusion dans cette sorte de pamphlet sans personnalités, on ne peut se le dissimuler, mais on y rencontre aussi des points vraiment neufs, et il se fait maintenant en Allemagne beaucoup de ces œuvres-là, où l’on reconnaît des esprits partagés entre leur éducation première qui s’en va, et cette éducation nouvelle que leur donne le temps présent. C’est une transition qu’il faut suivre. Nous résumons le travail de M. Kurtz en lui laissant la responsabilité de ses idées.

Le peuple allemand a été jusqu’ici comme le saint Christophe de la légende, cherchant qui servir, parce qu’il ne savait pas se commander à lui-même, et changeant toujours de maîtres, parce qu’il n’en trouvait point d’assez forts pour le commander. Il a passé plus qu’aucun autre par la servitude étrangère, servitude des idées et des institutions ; il a fait son temps d’Égypte et sa captivité de Babylone. Le saint-empire n’était qu’une institution romaine contraire à l’indépendance et à l’individualité germaniques ; il a succombé avec les Hohenstauffen, beaucoup moins sous les coups de Rome que sous les répugnances de l’Allemagne. L’Allemagne, par malheur, n’a pas su enrayer sur cette route qui la conduisait au morcellement ; pendant que les autres nations se développaient avec les siècles, incapable de s’organiser elle-même librement et de se soumettre au joug mécanique d’une autorité centrale, malade dans son chef et dans ses membres, l’Allemagne demeurait simple spectatrice de la fortune de ses voisins. En même temps que l’étranger dominait la vie politique, il s’emparait de la vie intellectuelle ; la culture grecque et romaine, la culture française, soumettaient les esprits et faisaient dans la nation deux classes qui ne se touchaient plus : la classe érudite, la classe populaire et illettrée, nourrie du vrai fond germanique. La première, vivant en dehors de ces origines substantielles, s’est perdue long-temps dans les abstractions, et, depuis Opiz, la poésie, cette expression la plus éclatante des époques littéraires, n’a plus correspondu aux époques politiques ; la littérature n’a pas influé sur la société ; maintenant qu’elle veut reprendre sa vraie fonction, la censure est là qui l’empêche.

La censure n’est heureusement ni un mot ni une invention de l’Allemagne ; mais, à lire les plaintes de M. Kurtz, on voit que l’Allemagne s’en est si bien servie qu’elle mériterait de l’avoir inventée. A quoi bon, pourtant, et comment empêcherait-on l’opinion publique de se prononcer au sujet des princes ? Vous arretez l’expression d’un jugement grave sur les choses de gouvernement, arrêterez-vous