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d’ailleurs appartenant, dès son origine, au domaine public, mais d’un opéra que vous ne jouez plus, auquel vous-même vous avez renoncé ; or, cet ouvrage enseveli dans la poussière de vos cartons, s’il me plait à moi de le rappeler à la vie, si pour la plus grande gloire de cette résurrection le souffle du puissant maestro me vient en aide, qui osera le trouver mauvais, je vous prie ? Des trente-cinq partitions écrites par Rossini pour la scène italienne, huit ou dix tout au plus se sont maintenues au répertoire ; qui m’empêchera, par la stérilité des temps où nous vivons, d’aller voir si dans ces catacombes je ne trouverai pas la mine d’or ? Elisabetta, Sigismondo, Torvaldo, Armida, Adelaïde di Borgogna, Ricciardo, Ermione, Odoardo e Christina, Bianca di Faliero, Matilde di Shabran. Zelmira, tant de compositions oubliées, de chefs-d’œuvre déchus, peuvent contenir des beautés souveraines, diamans perdus, dont, grace à nos efforts, la Donna del Lago va s’enrichir. Donc, si des reliefs de ce festin splendide du génie nous voulons, en un jour de disette, faire notre repas, il nous semble que c’est notre affaire, et qu’on serait mal venu de prétendre s’y opposer. — A vrai dire, nous approuverions entièrement pour notre part un tel langage, et ne supposons guère ce qu’on pourrait y répondre ; mais ces convenances dont on parle ont-elles donc été toujours si scrupuleusement observées, et ces raisons invoquées à propos des élémens plus ou moins en dissolution qui ont servi à la composition de Robert Bruce, ces raisons devront-elles se produire en faveur des traductions de la Lucia et d’Otello ? Nous voulons bien admettre le droit de traduction à l’Académie royale de musique, à cette condition toutefois qu’on n’usera de ce droit qu’avec une extrême réserve. Qu’on emprunte à l’étranger certains rares chefs-d’œuvre devenus classiques, rien de mieux ; l’Opéra, comme la Comédie-Française, n’est point une scène ordinaire, et toute inspiration du génie y doit trouver son sanctuaire. J’avoue que j’aimerais à voir les chefs-d’œuvre dramatiques de Mozart, de Beethoven et de Weber figurer de loin en loin sur l’affiche du théâtre de la rue Lepelletier, tout comme j’applaudirais de grand cœur à quelque traduction littéraire du Wallenstein de Schiller ou de l’Egmont de Goethe, qu’on représenterait sur la scène française ; mais je ne pense pas que l’on puisse ainsi piller à sa guise dans le répertoire du voisin. En général, le droit de traduction ne devrait jamais s’exercer que sur des ouvrages d’auteurs morts ; car, pour les vivans, ne vaut-il pas mieux cent fois les faire écrire ? De la sorte, du moins vous gardez la chance d’avoir une musique conçue selon le système que vous exploitez, et dont vos chanteurs sauront tirer parti. Pourquoi vouloir la Lucie, quand la Favorite, les Martyrs et Dom Sébastien vous sont acquis ? Vous avez Robert-le-Diable et les Huguenots, ne vous faudra-t-il pas aussi le Crociato quelque jour ? Nous ne sommes pas pour vouloir sacrifier les intérêts de l’Académie royale de musique à ceux du théâtre Ventadour ; mais encore doit-on tenir compte des privilèges, et, du moment que l’administration a jugé bon qu’il y eût un opéra italien à Paris, toute atteinte portée aux privilégies qui font sa vie, tout empiétement du genre de ceux que nous venons de citer, deviennent intolérables. On a parlé d’émulation donnée à nos artistes ; le malheur veut que cette prétendue émulation tourne le plus souvent à leur défaite, car, dans cette lutte de la voix et du chant, nos artistes, privés des ressources du drame, embarrassés des difficultés d’une prosodie ingrate et rebelle, réduits au seul mérite de l’interprétation