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Autant vaudrait prétendre que Robert-le-Diable et les Huguenots sont des ouvrages allemands. Et ne nous y trompons pas, s’il a été donné à Meyerbeer de remporter sur notre première scène lyrique les plus beaux triomphes qu’on cite, si nuls succès de notre temps n’égalent les siens, c’est qu’avec sa merveilleuse dextérité d’intelligence, avec son esprit si profondément observateur et critique, Meyerbeer a su mieux que personne deviner nos instincts, comprendre nos sympathies, en un mot s’établir victorieusement dans le domaine de notre nationalité musicale. Aussi quelle fortune l’attendait en pareil chemin ! Pour preuve de ce que j’avance, je ne veux que la manière inouie jusqu’alors dont ses opéras furent exécutés. On parlera toujours de l’exécution de Robert-le-Diable et des Huguenots comme de deux des plus magnifiques ensembles qu’il y ait eu au théâtre. Et les vaillans interprètes de cette musique, quels étaient-ils ? Des Français, des élèves du Conservatoire, des chanteurs formés à cette tradition dont l’illustre maître avait si admirablement saisi le sens. Rossini, quand on y pense, n’eut jamais pareille rencontre ; il est vrai que, chez l’auteur du Comte Ory et de Guillaume Tell, l’élément italien prédominait davantage. N’importe, cette supériorité d’exécution qui signala les chefs-d’œuvre de Meyerbeer à leur entrée dans la carrière m’a toujours frappé comme un trait distinctif. Évidemment, pour être sentie et rendue d’une si fière façon par des chanteurs français, il fallait que cette musique fût écrite dans leur langue. Du jour où, par la retraite de Nourrit et l’avènement de Deprez, la désorganisation se mit dans le fameux trio de Robert-le-Diable, de ce jour data l’éloignement de Meyerbeer. On a beaucoup parlé des incertitudes de Meyerbeer et de ses éternelles tergiversations. Depuis dix ans, la malveillance a pu même se donner beau jeu à l’endroit des scrupules du grand maître, qu’il eût été pourtant facile d’expliquer par la simple nature des choses. Que de caprices certains nouvellistes n’ont-ils pas prêtés à l’auteur du Prophète et de l’Africaine ! Quels engagemens, à les en croire, n’ont pas été proposés par lui comme condition suprême de la mise en scène de ses ouvrages ! Naguère encore ne disait-on pas que Jenny Lind allait entrer sous ses auspices à notre Académie royale de musique, Jenny Lind, la cantatrice du Camp de Silésie, la chère Allemande à laquelle tout ce qu’il écrit là-bas est désormais destiné ? Mais, si Jenny Lind nous venait, qui donc chanterait les Huguenots à Berlin ? Mme Stoltz peut-être, que Meyerbeer entreprendrait alors de faire engager par le roi de Prusse ? Franchement nous tenons l’illustre maestro pour un négociateur plus avisé et surtout pour un meilleur courtisan. Qu’est-il besoin de tant de suppositions extravagantes, lorsqu’on peut si naturellement se rendre compte de ce qui se passe ? D’ordinaire, un esprit sérieux et réfléchi ne se met point à l’œuvre sans avoir mûrement calculé les conditions du genre qu’il aborde. Or, on nous accordera qu’avant d’écrire Robert-le-Diable et les Huguenots, Meyerbeer connaissait en maître les élémens dont se compose un opéra français. Cette parfaite intelligence du sujet et de notre scène fonda parmi nous le succès des deux chefs-d’œuvre et leur valut une exécution admirable. Maître et chanteurs s’étaient compris, et jamais plus glorieux ensemble n’éclata. Ce fut sous l’impression de ce double triomphe, auquel (l’illustre auteur n’a jamais cessé de le reconnaître) avait si unanimement contribué la troupe alors en possession de l’Opéra, que Meyerbeer se remit à l’œuvre et conçut l’idée de ces deux partitions aventureuses éternellement ballottées depuis par le flux et reflux