Page:Revue des Deux Mondes - 1846 - tome 16.djvu/514

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

un chrétien[1]), et sa rançon me servira à m’acquitter envers les âmes du purgatoire.

Le récit de Bermudes était terminé. Après une courte pause, me voyant sans doute plus préoccupé de mon propre danger que de ses aventures, le chasseur mexicain ajouta :

— Il est temps maintenant de songer à vous.

— Le moment est donc venu ? lui demandai-je.

— Il approche du moins, reprit le chasseur. Ne vous apercevez-vous pas que le silence devient de plus en plus profond autour de nous ? Ne sentez-vous pas que l’odeur des plantes a presque changé, et que, sous l’influence de la nuit, elles exhalent de nouveaux parfums ? Quand vous aurez plus long-temps vécu dans le désert, vous apprendrez que chaque heure du jour comme chaque heure de la nuit y a sa signification, son caractère propre. A chaque heure, une voix se tait, comme une voix nouvelle s’élève. A présent, les bêtes féroces vont saluer les ténèbres, comme demain les oiseaux salueront le jour qui naîtra. Nous touchons au moment où l’homme perd le prestige imposant que Dieu a mis sur son front, car la nuit son œil s’éteint, tandis que celui des animaux s’allume et perce l’obscurité la plus profonde : l’homme est le roi du jour, le jaguar est le roi des ténèbres.

En prononçant ces mots empreints d’une emphase tout espagnole, le chasseur se leva et prit, à la place qu’il avait quittée, un paquet qu’il déroula : c’étaient deux peaux de mouton recouvertes de leur toison. Puis il tira son couteau de sa gaîne.

— Voilà vos armes, me dit-il.

— Et que diable voulez-vous que je fasse de cela ? lui répondis-je. J’espérais que vous alliez me donner au moins une carabine ?

— Une carabine ! reprit Bermudes ; pensez-vous que j’en aie une provision ? Je n’ai que celle-ci, et, quelque bien placée que je la croie entre vos mains, elle le sera mieux encore dans les miennes, car en tout il faut de l’habitude, et vous m’avez dit que c’était la première fois que vous chassiez le tigre.

Matasiete s’obstinait à appeler cela chasser !

— Laissez-moi vous expliquer au moins, continua-t-il, l’usage de ces armes. Vous allez rouler ces deux peaux autour de votre bras gauche, et vous prendrez le couteau de la main droite ; vous mettrez en terre le genou droit, et vous appuierez votre bras enveloppé sur le genou gauche. De cette façon, le bras protégera votre corps et votre

  1. Bien que l’esclavage n’existe pas au Mexique, la loi permet d’acheter ces enfans, sous le prétexte spécieux de les convertir à la foi chrétienne ; cette indulgence de la loi favorise parfois d’odieuses spéculations.