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d’un arbre, sa carabine entre les jambes, et bourra sa pipe pour conjurer un reste de sommeil. J’avais assez appris à connaître le cours des étoiles pour lire sur la voûte du ciel que l’heure approchait où les mystères du désert commencent à s’accomplir. Je n’étais pas fâché d’entendre le son de la voix humaine troubler le silence solennel de la nuit, et je priai Bermudes de continuer son récit, si toutefois il croyait en avoir le temps.

— Nous avons encore, me répondit-il, au moins une heure devant nous, et c’est plus qu’il n’en faut pour que je finisse. Puis il reprit :

— Je courus au foyer, je saisis un tison, et le lançai vers la rivière. A la clarté qu’il répandit un instant avant de s’éteindre dans l’eau, je crus apercevoir confusément des formes humaines. Je revins précipitamment vers le Canadien ; il était debout.

— Vite au canot, pour l’amour de Dieu ! lui dis-je à l’oreille, ces diables rouges sont dans l’île.

J’avais à peine achevé, qu’une flèche vint en sifflant traverser le bonnet du Canadien, qui hésitait encore. Des hurlemens, répétés par les échos des deux rives, déchirèrent nos oreilles. Nous nous élançâmes du côté de la pirogue. Trois Indiens se précipitèrent sur nous, j’en renversai un d’un coup de couteau ; le Canadien abattit l’autre, et, pendant que le troisième courait rejoindre ses compagnons, un coup de ma carabine l’étendit raide mort. Gagner le canot et pousser au large fut pour nous l’affaire d’un instant. Des flèches lancées dans l’obscurité ne nous atteignirent pas. Quand nous fûmes hors de la portée des Indiens, je racontai à mon associé comment une partie de nos ennemis étaient parvenus à gagner notre retraite en remettant à flot des arbres échoués dans leur île. Je lui montrai du doigt le radeau qui portait le reste de la bande suivant doucement le fil de la rivière, dont le courant était peu rapide ù cet endroit.

— Allons à leur île, lui dis-je ; nous surprendrons leur butin, qu’ils ont abandonné pour venir à nous.

— Plus tard, me répondit-il ; je veux auparavant dire un mot à ceux qui se sont cachés sous ces feuillages.

Arrivés à portée de carabine, le Canadien lâcha les avirons et fit feu sur le radeau. Nous entendîmes aussitôt le bruit que faisaient plusieurs corps en s’élançant dans l’eau. A mon tour, je couchai en joue ces corps noirs, à peine visibles dans l’obscurité. Nous avançâmes encore et nous leur fîmes essuyer une nouvelle décharge ; mais tous avaient plongé sous l’eau ou gagné l’île, et nous n’aperçûmes plus rien. Les hurlemens de ces païens nous apprirent leur rage et notre triomphe. La partie était gagnée pour nous, honteusement perdue pour eux.

— A l’île maintenant ! dit mon associé, et il rama vigoureusement dans cette direction.