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qu’il allait faire ses efforts pour me rejoindre. Je profitai donc de la stupéfaction causée chez les Indiens par la mort de leur chef, et, comme je ne pouvais recharger ma carabine, je me précipitai en faisant le moulinet sur les cinq coquins qui m’entouraient, et qui restaient seuls des douze qui nous avaient assaillis. J’étais déjà presque hors de la portée de leurs flèches qu’ils n’étaient pas revenus de leur surprise. Alors je battis en retraite à reculons vers la rivière. Vous saurez, monsieur, qu’il n’est pas impossible de parer une flèche avec la main. La pointe va droit au but ; mais l’autre extrémité, garnie de plumes, tournoie de façon à décrire un rond large et brillant en traversant l’air : ou peut donc se baisser pour éviter la flèche ou même l’écarter avec la main. C’est ainsi que j’arrivai à l’endroit où mon associé prenait pied. Je n’étais blessé que légèrement en trois ou quatre endroits ; les arbres avaient protégé ma retraite. Maintenant Bermudes vous dira le reste, ajouta l’honnête Canadien, qui semblait scandalisé d’en avoir tant dit.

— En nous voyant de nouveau réunis, reprit alors Bermudes, les Indiens, découragés par la perte de leurs compagnons, remirent leur vengeance à un moment plus opportun ; car, lorsque la chance ne tourne pas en leur faveur, ce n’est pas pour eux un déshonneur de fuir, même devant un ennemi inférieur en nombre. J’étais d’avis de les poursuivre jusqu’à leur camp et de combattre encore les guerriers qui sans doute étaient restés au nombre d’une douzaine en corps de réserve auprès de leur butin ; mais je ne pus faire partager cette opinion à mon associé. Il allégua que les coquins avaient trop soif de notre sang pour ne pas revenir nous attaquer en plus grand nombre, que nous avions une bonne position, une pirogue sous la main, et que nous pourrions toujours nous en servir pour aller jusqu’à eux, s’ils ne venaient pas à nous. Encore à moitié étourdi du coup que j’avais reçu, et voyant mon sang couler en abondance, je renonçai à ma première idée. Nous laissâmes les Indiens se rembarquer à l’endroit où ils avaient pris pied, et nous ne songeâmes plus qu’à nous reposer et à panser nos blessures. Examen fait de nos ressources, nous avions encore quelques morceaux de viande sèche ; ma poudre était, il est vrai, gâtée par l’eau, mais la corne de mon associé en contenait une quantité suffisante ; nous n’avions donc guère à redouter le blocus qu’il nous fallait subir.

Nous fîmes bonne garde tout le reste du jour sans que rien pût nous faire soupçonner une nouvelle attaque ; puis la nuit vint, paisible et silencieuse. Cependant nos ennemis étaient près de nous. C’est toujours un mauvais moment à passer que celui pendant lequel l’obscurité cache les embûches de ces fis des ténèbres altérés de sang. Cette fois aucun feu ne s’alluma. La grande île semblait aussi déserte qu’au premier jour de la création ; quelques arbres déracinés qui descendaient lentement le cours de la rivière en troublaient seuls la tranquillité. Cette