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en vain à dégager son couteau, les soulevait un instant avec une force d’Hercule et retombait lourdement avec eux. Bientôt la tête de l’un des trois Indiens alla se briser avec un bruit sourd contre une pierre, j’en vis un autre lâcher prise ; je m’élançai sur le troisième le couteau à la main, mais un coup violent de casse-tête m’arracha un cri de douleur et fit tomber mon couteau. Je me retournai : j’étais en face du grand Apache dont l’aspect m’avait si fort déplu. Ma carabine levée en l’air comme une massue fit reculer l’Indien, et je pus, après avoir ramassé mon couteau, battre en retraite jusqu’au haut de l’éminence pour prendre du champ et faire feu. Revenu alors de sa surprise, mon ennemi s’élança vers moi, et, sans que j’eusse pu l’esquiver, sa macana s’abattit sur ma tête. Ébloui, aveuglé, je perdis l’équilibre, et je tombai sans connaissance. Une sensation de fraîcheur extraordinaire me tira de cette torpeur : j’avais roulé dans la rivière qui coulait à nos pieds.

Ici les gémissemens du poulain effrayé m’engagèrent à interrompre de nouveau le conteur, bien que son récit commençât à m’intéresser vivement.

— Sont-ce les maringoins, cette fois, qui arrachent à ce pauvre animal ces gémissemens de terreur ?

— Il est possible que non, reprit Bermudes : écoutons !

— Tenez, voyez là-bas, lui dis-je en lui montrant un jeune peuplier dont la cime s’élevait au-dessus du dôme de verdure qui couronnait les hauteurs voisines, ce n’est pas le vent qui agite cet arbre, tandis que les autres sont immobiles.

Le chasseur écouta. Le peuplier balançait toujours en oscillations irrégulières sa cime blanchie par la lune, et il n’était que trop facile de distinguer au milieu du bruissement du feuillage le frôlement sourd d’un corps contre le tronc. Ce pouvait être quelque taureau sauvage ; mais des signes particuliers ne me laissèrent aucun doute à cet égard. Un grognement étouffé particulier à la race féline, puis un bruit aigu de griffes acérées grinçant sur l’écorce, retentissaient avec une sonorité lugubre.

— C’est le jaguar, dit Matasiete.

— Éveillerai-je le Canadien ? lui demandai-je.

— Pas encore. En ce moment, l’animal fait le brave, mais son heure n’est pas venue, et à présent il a plus peur que vous.

Le fait était contestable ; mais ma physionomie dut trahir alors un excès d’assurance, car le chasseur reprit aussitôt :

— Vous auriez tort du reste de croire que la chasse au jaguar n’offre pas de danger. Vous allez être à même de juger combien une heure de plus passée sans boire aura aigri le caractère de celui-ci. J’ai vu plus d’un homme intrépide pâlir au rugissement terrible de ces animaux. Mais à propos ! avez-vous déjà chassé le tigre ?