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face de la Russie, aux états non autrichiens, elle parvînt un jour à se centraliser, à grouper ses membres épars en un seul grand empire de trente à quarante millions d’hommes : il n’est guère à espérer que cette terre classique du protestantisme et de l’anarchie intellectuelle sût créer une unité militaire assez compacte pour contrebalancer celle de la Russie. Le tsar, en effet, n’a pas seulement des armées admirablement dociles, il a toute une nation qui lui obéit comme un seul homme. Écoutons à ce sujet l’un des panslavistes russes les plus fanatiques, le comte Gurovski, dans son livre intitulé la Civilisation et la Russie « L’autocratie, se tenant toujours en avant du progrès et de ses besoins, ayant sans cesse l’initiative du développement, reste enveloppée de l’auréole et est la vraie colonne de lumière qui marche devant le peuple… Ce pouvoir est seul en homogénéité avec la Russie… Il est providentiel… Il est, entre les mains du Tout-Puissant, le burin qui grave et inscrit la présence de la race slave dans les annales de l’humanité… C’est au profit des destinées et de l’avenir de toute la race que le pouvoir autocratique conduit la Russie à passer sur le corps de ces nationalités stériles qui se sont séparées de la souche, et qui, par leur proximité, pourraient l’endommager ou lui communiquer la corruption qui les a rongées. Au nom de la providence de notre race, l’autocratie font et consume peu à peu ces diverses nationalités, augmentant par cette absorption l’intensité de ses moyens, et faisant aussi par là avancer l’œuvre de l’unité slave. »

Voilà, ce semble, un langage assez explicite : c’est à la France, c’est à l’Allemagne surtout de le comprendre. Il y a long-temps que Thucydide a dit en parlant des Slaves, qu’il désignait sous le nom général de Scythes : « Si ces peuples s’unissent jamais sous un même chef et dans une même idée, aucune puissance, ni d’Europe ni d’Asie, ne pourra leur résister. » A la vérité, il s’est déjà écoulé des milliers d’années depuis Thucydide, et sa menaçante prophétie ne s’est pas encore réalisée ; mais, aujourd’hui, l’ascendant de la Russie change l’état des choses. Heureusement, par suite de la nature indomptable des Slaves, leur réunion sous un seul sceptre suppose dans le gouvernement qui saura l’accomplir une sagesse administrative, un degré d’équité, une hauteur de civilisation que la Russie n’a point encore atteints. La nature physique elle-même oppose à cette réunion des obstacles plus grands peut-être que les tsars ne se le figurent. Quelques intimes relations de langue et de mœurs qu’ils parvinssent à faire prévaloir entre les Sibériens de la mer Glaciale et les Dalmates de la Méditerranée, les différences climatériques continueraient cependant de réagir sur l’ordre moral. Le baleinier russe d’Arkhangel, à demi gelé sur son tillac, silencieux, endormi, doué de sens tellement grossiers qu’à peine se distinguent-ils de ceux de l’animal polaire, cet homme, qui ne sait