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de Cracovie ils espéraient attirer à eux leurs voisins, les Slaves du Danube, et les faire combattre sous leur drapeau, sans leur avoir rien garanti pour le cas du triomphe.

En général, les Polonais ne voient dans le monde slave que deux élémens : eux-mêmes et les Russes. Aussi, la tentative de Cracovie ayant échoué, les plus aventureux d’entre les vaincus se sont-ils jetés à corps perdu dans la propagande moscovite. Supposant chez les ministres de Pétersbourg un revirement d’idées pareil à celui qui s’était opéré dans leurs têtes, ils ont répandu aveuglément les bruits les plus invraisemblables. Suivant eux, Nicolas se serait soudainement épris d’amour pour la nationalité polonaise ; il aurait juré de lui faire reprendre un rôle plus brillant que celui qu’elle avait jamais pu jouer, même aux temps les plus glorieux de son indépendance. Il n’aurait mis à cette résurrection de la Pologne qu’une condition : celle de son élection spontanée et sincère comme monarque de tous les Slaves. Les plus empressés se gardèrent de rejeter cette condition. Un grand nombre de propriétaires de Posen et de la Gallicie envoyèrent des pétitions au tsar, l’appelant le protecteur naturel de la race slave, et le priant d’intervenir. Les plus ardens d’entre les jeunes Poznaniens offrirent même d’aller servir en volontaires le grand tsar, qui seul de tous les souverains de l’Europe pouvait et voulait sérieusement relever la Pologne ! On alla jusqu’à dire que Nicolas allait rappeler tous les patriotes exilés en Sibérie depuis 1531, et que des négociations étaient déjà entamées par lui avec le cabinet des Tuileries à l’effet d’opérer par voie diplomatique le retour de toute l’émigration polonaise dans ses foyers.

Sans doute l’ennui de l’exil peut faire passer d’étranges mirages devant les yeux des proscrits ; mais on ne saurait expliquer une transformation aussi inattendue sur le sol même de la Pologne que par des intérêts personnels élevés à l’état de passion. Ces intérêts, cette passion non assouvie, sont le besoin de sécurité domestique et le désir de la vengeance. Une lettre particulière d’une des notabilités de la Gallicie, qui nous est parvenue dernièrement, présente l’état du pays sous les couleurs désespérantes. « La bureaucratie autrichienne, y est-il dit, protégée, quoi qu’elle fasse, aux dépens de toutes les autres classes, a tellement abusé de sa position, que le gouvernement lui-même est devenu impuissant contre elle, et doit par conséquent souffrir toutes ses exactions. La terreur ici est telle, que beaucoup de propriétaires se sont rendus aux chefs-lieux des districts qu’ils habitent, pour s’y dénoncer eux-mêmes comme complices des révolutionnaires, avec lesquels ils n’ont jamais eu aucune relation. Ils espèrent par là se faire emprisonner avec leur famille, et garantir ainsi du moins la vie de ceux qui leur sont chers, vie que les pachas autrichiens ne veulent ni ne peuvent plus garantir contre les paysans égarés. »