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Ruthéniens, les Malo-Russes de l’Oukraine et les Kosaques de la mer Noire. Ces populations sont étrangères par les mœurs et le langage à la Moscovie, qui ne maintient chez eux son idiome comme langue des lois et des livres que grace à l’éloquence du knout. Il y a donc des élémens pour organiser dans le nord une confédération ruthéno-polonaise de 25 millions d’hommes, et dans le midi un autre corps fédéral de 20 millions de Slaves de Bohême, de Hongrie et de Turquie pourrait également, si l’Europe y daignait concourir, se constituer dans une même pensée de résistance nationale contre la Russie et l’Allemagne.

On conçoit qu’un tel panslavisme soit attaqué avec violence d’un côté par les agens du tsar, qui le représentent comme une folie, et de l’autre par les journaux d’Allemagne, qui le dénoncent comme une intrigue russe. Il faudrait nous garder d’ajouter foi à ces dénonciations, et de déposer, en quelque sorte sur l’injonction de nos ennemis, l’arme la plus redoutable que nous puissions tourner contre eux. Loin de s’isoler, la Pologne et son émigration devraient représenter pour l’Europe entière le génie slave dans ce qu’il a de plus sympathique et de nécessaire au monde. Pour triompher, il faudrait que la Pologne devînt la tête du mouvement slave ; il faudrait qu’elle imitât la France de 1789, qu’elle appelât à une liberté commune tous les peuples qui l’environnent, et jusqu’à ses bourreaux même. Certes, si les Polonais ont acquis un droit sacré, c’est bien celui de présider à la coalition des peuples opprimés. Ils sont entre tous les Slaves ceux qui ont le plus souffert, ceux qui comptent le plus de martyrs, ceux qui offrent par conséquent le plus de garanties d’un amour sincère de la liberté.

On peut dire que, par ses malheurs même, la Pologne, et principalement l’émigration polonaise, est providentiellement appelée à servir de lien entre tous les Slaves sans patrie, ou, en d’autres termes, à diriger le mouvement panslaviste. Malheureusement l’éducation et le passé des patriotes polonais les rendent peu aptes à jouer ce nouveau rôle. Jusqu’ici absorbés par leurs propres souffrances, ils n’ont pu songer à celles de leurs voisins capables de leur prêter main forte. L’idéal qu’ils poursuivent, c’est toujours le rétablissement de leur patrie sous la forme et dans les conditions anciennes, conditions telles cependant que les Polonais ne peuvent les formuler sans s’aliéner aussitôt un grand nombre de leurs frères slaves. « Où sont allées, dit en soupirant le poète Karpinski, ces heureuses années de notre gloire, où nous étions parés des couronnes de la terre, où le Bohême, le Hongrois, le Valaque, le fier Prussien, se rendaient à nous, et où le Moscovite venait du nord déposer son sceptre à nos pieds ! » Ce n’est pas avec un tel langage que la Pologne pourra transformer sa cause en une question générale de liberté pour tous les autres Slaves. Les Polonais, il est triste de le dire, ont si peu de foi en une confédération slave, qu’en se jetant dans l’insurrection