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sur les tendances des patriotes slaves, et faire entendre, au lieu du cri de solidarité, celui d’unité de la race slave. Les hommes du statu quo objectent continuellement que la nationalité russe a acquis sur ses trois sœurs une prépondérance trop marquée pour qu’elle puisse la perdre jamais. Loin d’accepter cette objection comme sans réplique, on peut, au contraire, affirmer que les trois nations opprimées du monde slave, si elles s’entendaient pour réclamer de concert leur indépendance, dicteraient sans peine la loi aux Russes, car elles sont beaucoup plus fortes, même numériquement, qu’on ne le suppose en Europe. La nation bohême, la plus faible des trois, compte déjà huit millions d’individus, tant dans le royaume de Bohême proprement dit que dans la Moravie et la Slovaquie hongroise, provinces qui toutes parlent la même langue, et reconnaissent un même principe national. Les Illyriens d’Autriche, de Hongrie et de Turquie forment une population de 10 à 12 millions. Enfin la nationalité polonaise peut ranger sous sa bannière de 22 à 25 millions d’hommes, en y comprenant les 12 à 13 millions de Ruthéniens, tant Malo-Russes que Kosaques, qui, bien que parlant une langue différente du polonais, sont rattachés à la Pologne par tous leurs souvenirs historiques, et par tous leurs intérêts matériels et moraux ; car ils ne pourront jamais, sans l’aide de la Pologne, reconquérir leurs anciens privilèges. Ainsi les trois nationalités slaves subjuguées composent un ensemble de 45 millions d’hommes. La quatrième nation, celle des Moscovites, forme, il est vrai, un corps assez compact de 35 millions d’individus, agglomération sans doute redoutable, mais qui n’en est pas moins une minorité vis-à-vis des Slaves des trois autres nations. Dans les 45 millions de Slaves non moscovites, qu’anime un même désir d’émancipation et de nationalité, n’y a-t-il pas les élémens d’une ligue assez imposante pour justifier l’intervention effective de la diplomatie européenne ?

Il faut malheureusement regretter que les plus actifs des patriotes polonais donnent peu dans ce système. Voyant avec quelle habileté et quel succès la diplomatie de leurs ennemis exploite le réveil politique des Slaves du Danube, la plupart des Polonais ont adopté l’expédient trop facile de nier l’existence de ces nationalités, dans lesquelles ils craignent de voir un jour des rivales de leur propre patrie ou des auxiliaires du tsar. Nier un mal, ce n’est pas le détruire. Pour paralyser les prédications du panslavisme russe chez les Illyriens et les Bohêmes, il faut savoir lui opposer un panslavisme d’un autre genre : celui qui se fonde sur la distinction des nationalités et la conquête à frais communs de l’indépendance, qu’elles doivent se garantir les unes aux autres. C’est ainsi que le noyau de 10 à 12 millions d’hommes qu’on pourrait appeler les Polonais pur sang attirerait facilement à sa cause, par un principe plus largement fédéral que celui de l’ancienne Pologne, les