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roussâtre avec des tons francs dans la lumière qu’il dégradait jusqu’à l’ombre, en diminuant l’empâtement de la couleur.

On ne sait pas assez tout ce que les hasards de l’exécution, ou l’emploi de pratiques dont les effets ne se font sentir souvent qu’après un grand nombre d’années, peuvent ajouter ou ôter de valeur au plus bel ouvrage en peinture. Tout le génie du monde ne peut empêcher un vernis de jaunir, un frottis de s’évaporer. Quand l’écrivain a peint la blonde Vénus, et qu’il est satisfait de son portrait, tous les siècles écoulés ne changeraient point l’effet de ses périodes ; mais quel œil reconnaîtra la mère des amours sur une toile enfumée et sous des teintes jaunies ? La fragile peinture a pour ennemis tous les élémens : l’air et le soleil, le sec et l’humide ; ce ne sont pas encore là les plus cruels : un retoucheur ignorant vient souvent achever d’un seul coup l’œuvre de destruction que des siècles n’ont point consommée.

On trouve, dans les nombreux dessins de Prudhon, lesquels offrent moins de prise à ces influences perverses, avec tout le charme de ses inventions, la démonstration claire de sa manière de peindre. Ils sont presque tous sur papier bleu, au crayon noir et blanc. Ses premiers traits présentent seulement les masses confuses de son idée, mais l’effet de l’ombre et de la lumière est arrêté tout de suite, et, sur ces masses, il achève peu à peu et arrive aux dernières finesses.

Ces ravissans dessins, qui font aujourd’hui l’ornement des collections[1], donnent peut-être plus que ses tableaux eux-mêmes une idée complète de la richesse et de la variété de son imagination. Ses tableaux, au reste, sont en petit nombre ; on a vu que la nécessité de vivre et de soutenir sa famille l’avait forcé, obscur encore et inconnu, à se livrer à toute sorte de travaux qui l’avaient éloigné de la peinture. Il faudrait citer comme autant de chefs-d’œuvre ses compositions pour l’Art d’aimer, pour le Racine et pour l’Aminte du Tasse. Une grande partie a été exécutée pour des ouvrages dont les titres mêmes sont une énigme pour les curieux à la recherche de ces origines. Un poème ou roman de Lucien Bonaparte a fourni le sujet de plusieurs vignettes de trois pouces de haut qui sont des ouvrages admirables. On trouve un mystérieux plaisir, et j’allais dire un plaisir plus pur et plus dégagé de toutes les impressions étrangères à la peinture, dans la contemplation de ces scènes dont les sujets sont sans explication ; la peinture seule y triomphe, comme la musique dans une symphonie. L’une d’elles représente un lieu désert entouré de ruines. Un homme vient de violer

  1. La plus complète sans doute est celle de M. Marcille, amateur enthousiaste du talent de Prudhon, et dont le goût éclairé a su réunir une quantité étonnante de dessins de sa main et des plus précieux. Il est l’heureux propriétaire de la charmante esquisse de Vénus et Adonis, et du beau tableau de l’Ame, dont il sera parlé plus loin.