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le délivrant de sa présence et en même temps de ses importunités, de ses reproches et de ses emportemens, elle le laissait au milieu de ses marmots et chargé de tous les soins de sa maison. Ses amis l’ont trouvé souvent à son chevalet avec ses enfans sur ses genoux, et l’étourdissant de leurs jeux et de leurs cris. Un de ces amis qui a écrit une notice sur sa vie le surprit un jour au milieu de ces paternels embarras. Il s’extasie bonnement devant cette scène de ménage, et ajoute cette réflexion, que Prudhon dut tirer sans doute un excellent parti pour son art de la variété et du charme de ces groupes enfantins.

« La peinture, disait Michel-Ange, est une maîtresse jalouse : elle veut un homme tout entier. » L’infortuné Prudhon devait faire chèrement l’expérience de cette vérité, car ce fut au prix de son repos pendant sa vie presque tout entière. Ces tracasseries insupportables avaient agi à tel point sur son esprit naturellement mélancolique, que ses amis craignirent avec raison qu’il ne se portât contre lui-même aux plus funestes extrémités pour s’affranchir de ses chagrins. Les années s’écoulaient sans fruit pour sa réputation. Au milieu des angoisses d’un état qu’il semblait que rien ne pût changer, il évitait des plaintes inutiles ; mais sa profonde tristesse trahissait assez son découragement. On l’engagea donc à une séparation, comme le seul remède à ses maux, et cette séparation fut enfin consommée, grace à la pension qu’il s’engageait à payer à sa femme. L’éducation de ses enfans allait lui devenir moins pénible par l’éloignement de leur affreuse mère, et le peintre allait vivre enfin pour son art et pour lui-même.

Chose étrange ! ce grand peintre était arrivé presque au déclin de l’âge qu’il n’avait donné sa mesure que dans des productions où brillaient à la vérité toute sa grace et toute son originalité, mais dont l’importance semblait secondaire. En un mot, il n’avait guère exécuté à l’huile et en grand que ce plafond de la Vérité descendant du ciel, dans lequel son style n’a pas toute sa fermeté. Il était à ce moment de la vie où la verve se refroidit chez le commun des artistes, où l’ardeur pour l’étude, où la passion de la renommée, les abandonnent, et la faveur avec elles. Arrivé à cette période critique, l’artiste, se comparant à lui-même, ou s’effraie de la verve qui animait ses premiers ouvrages, ou se répète, mais sans passion et sans la confiance de ses jeunes années. Il se retire insensiblement de l’arène, et, ne se retrouvant plus lui-même, il s’étonne toutefois que le public ne l’accueille plus avec autant de complaisance. Prudhon allait éprouver les effets de la réputation et leurs chances diverses, et presque au même moment le sort lui ménageait un triomphe bien plus doux, et qui n’est pas plus que les applaudissemens de la multitude le privilège des gens qui vieillissent. Un ami l’avait sollicité vivement de donner des leçons à Mlle Mayer, élève de Greuze. Elle venait de perdre son maître, mort en 1802 ou 1803. Prudhon, devenu d’une