Page:Revue des Deux Mondes - 1846 - tome 16.djvu/440

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

impatience soudaine à donner un corps à ses idées, sans doute à la vue de quelque chef-d’œuvre ignoré, il avait fabriqué lui-même, à l’âge de quatorze ans, des couleurs et des pinceaux. Il n’en fallait pas tant, en province surtout, pour faire croire à l’avenir de son talent. L’évêque de Mâcon fut informé par les solitaires de Cluny de l’aptitude présumée du jeune Prudhon. Ce prélat l’envoya à Dijon, dont l’école de peinture était célèbre, et qui continue encore aujourd’hui les traditions de plusieurs peintres remarquables qui en sont sortis, et au premier rang desquels il faut placer le célèbre Doyen.

Le professeur qui dirigeait alors cette école était M. Devosge, artiste de mérite dont l’exemple et les conseils furent très utiles au jeune Prudhon. Nous avons dit que les premiers objets qui frappèrent ses regards décidèrent de sa vocation ; nous pourrions ajouter que la vue des ouvrages de son maître eut sur son style une influence qu’il est impossible de méconnaître. Nous avons sous les yeux deux estampes gravées d’après ce professeur, et dont le sentiment particulier se retrouve complètement dans presque toutes les parties du talent de Prudhon, agrandi à la vérité ou simplifié, comme on peut le croire. C’est une gloire modeste sans doute, mais c’est encore une gloire que d’avoir imprimé à une aussi belle imagination un caractère et comme une marque qui le signale dans tous ses ouvrages.

Les biographes ne montrent presque point d’intervalle entre les momens qu’il consacra à ses premières études et ceux qui le virent s’engager dans les liens d’une union mal assortie si l’on considère l’indignité de l’objet qui fixa son choix ; mais, dans un âge si tendre et avec l’irréflexion qui accompagne souvent les élans d’une sensibilité extrême, il put se faire illusion sur les suites de sa démarche et sur la nature des sentimens qu’il allait trouver dans sa compagne. Cet engagement téméraire, contracté à dix-neuf ans, fut la source de tous ses chagrins et assurément la cause qui le retint si-long-temps dans l’obscurité.

La ville de Dijon décernait tous les trois ans un prix de peinture fondé par les états de Bourgogne. Prudhon concourut à ce prix, qui consistait dans l’envoi à Rome avec une pension. L’histoire de ce concours fait autant d’honneur à son bon cœur qu’à son talent. Comme il était occupé à terminer son tableau, il entendit dans la cellule voisine de celle où il travaillait les plaintes d’un camarade, son concurrent, qui désespérait de venir à bout de son travail. Prudhon, trouvant le moyen de communiquer avec lui au moyen d’une ouverture pratiquée dans la cloison, se met alors en devoir d’achever le tableau de son rival, et y réussit si bien, que le prix est adjugé à l’ouvrage qui n’était pas le sien. L’honnêteté du concurrent fit heureusement redresser ce jugement ; le jeune homme fit connaître l’obligation qu’il avait à Prudhon et le fit couronner à sa place.