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suivre et à plonger avec lui au plus épais de la mêlée. Un concours douteux de la part de ses capitaines, de l’indécision ou de la timidité dans leurs manœuvres, eussent été mortels à sa gloire, car il inventa moins une tactique nouvelle qu’il ne mit sous ses pieds tout ce que l’ancienne tactique avait de règles prudentes et sages. S’il parut, en effet, par le mode d’attaque qu’il adopta, vouloir porter sur des points faibles des masses écrasantes, il se trouva, au contraire, dans la plupart des circonstances, que, n’ayant pas pris le loisir de serrer ses colonnes et de grouper ses vaisseaux, ce fut lui qui fut sur le point d’être écrasé par des feux supérieurs. Nelson était pourtant, avant l’action, prévoyant et presque minutieux, bien qu’il eût coutume de dire que, dans la guerre de mer, il fallait laisser quelque chose au hasard. Il avait soin d’arrêter son plan long-temps à l’avance et d’y accoutumer l’intelligence de ses officiers ; mais, dès qu’il était en présence de l’ennemi, il semblait n’avoir plus en vue que le moyen le plus prompt de le joindre, et se conduisait en amant audacieux de la fortune plutôt qu’en timide courtisan de ses faveurs.

Quel contraste, on ne peut s’empêcher de le remarquer ici, entre ces traits passionnés et la figure impassible de lord Wellington, de cet homme froid et régulier qui ne se maintint dans la Péninsule qu’à force d’ordre et de prudence ! Appartiennent-ils bien à la même nation, commandent-ils aux mêmes hommes, cet amiral plein d’enthousiasme et dévoré du besoin de se distinguer, si brusque et si impétueux dans ses assauts, et ce général flegmatique et opiniâtre qui, retranché dans ses lignes de Torrès-Vedras, ou reformant, sans s’émouvoir, ses carrés rompus sur le champ de bataille de Waterloo, paraît vouloir lasser son ennemi plus encore que le vaincre, et ne parvient à en triompher que par sa patiente et inébranlable énergie ? C’est ainsi cependant que devaient s’accomplir les desseins de la Providence. Elle permit qu’il se rencontrât chez le général destiné à combattre des troupes d’une supériorité incontestable sur le champ de bataille, et dont le premier élan était irrésistible, cet esprit d’ordre et de temporisation qui devait user lentement l’ardeur de nos soldats ; chez l’amiral, au contraire, auquel nous opposions des vaisseaux sortant du port et faciles à déconcerter par une attaque subite, cette fougue et cette présomption qui pouvaient seules amener les désastres dont les habitudes circonspectes de l’ancienne stratégie eussent préservé nos escadres.

Ce n’est pas seulement sous le point de vue militaire qu’il est intéressant de rapprocher et de mettre en regard ces deux physionomies. Au milieu des péripéties de ces grandes luttes politiques qui ont soulevé tant de passions, enflammé tant de haines ; dans des phases à peu près semblables, dans des circonstances en quelque sorte identiques, la conduite de ces deux hommes d’une nature si tranchée, d’une trempe si