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une théorie abstraite, tous les élémens d’une conception originale ! Aujourd’hui que le moindre barbouilleur de papier s’élève, du premier bond, au mélodrame en dix ou vingt volumes, Richardson lui-même, s’il revenait au monde, serait, dans l’intérêt de sa gloire, obligé de résumer ses caractères, d’émonder ses interminables dialogues, et de répartir en médaillons finement ouvrés les nombreuses figures de ses vastes tableaux. La victoire était hier aux gros bataillons ; elle appartiendra demain aux troupes d’élite. Des grands romans qui amusaient Mme de Sévigné, on en était venu aux contes de Voltaire et de Diderot. Un caprice de la mode a remis en honneur les Clélie et les Astrée du XVIIe siècle ; mais on n’a oublié pour cela ni Candide ni les Amis de Bourbonne, et le temps, qui n’a rien ôté à ces récits restés classiques, ramènera certainement le goût des formes simples, laconiques, savamment concentrées. Le diamant n’est jamais bien gros, l’essence n’emplit jamais de vastes foudres, et un conte comme ceux de M. Poe offre plus de substance à l’esprit, ouvre à l’imagination plus d’horizons nouveaux que vingt volumes comme ceux que fabriquaient naguère, et par centaines, les Sandraz de Courtils, les Darnaud-Baculard, les de Lussan, précurseurs et prototypes de beaucoup de feuilletonistes contemporains. Entre ces derniers et l’auteur américain, nous nous garderons d’établir un parallèle en règle. Il sera opportun et utile de les comparer quand le temps aura consolidé la réputation naissante du conteur étranger, et - qui sait ? — ébranlé quelque peu celle de nos romanciers féconds.


E.-D. FORGUES.