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imposée, je ne voulus pas renoncer à poursuivre l’étranger, qui derechef semblait paisible et presque satisfait. Errant çà et là, sans but arrêté, sans préoccupation apparente, il demeura toute la journée dans cette rue tumultueuse. Lorsque le soir vint, épuisé par vingt-quatre heures de chasse, et ne pouvant guère me promettre de pénétrer plus complètement le mystère de cette existence à part, je m’arrêtai tout à coup en face de l’homme errant, et je crus l’embarrasser par un regard fixe et profond qui alla chercher le sien au fond des creuses orbites où s’abritaient ses prunelles ; mais il ne prit pas seulement garde à moi, et, m’écartant du coude, il continua du même pas solennel son voyage sans trêve, tandis que, cessant de m’attacher à ses pas, je restais immobile à le contempler. — Ce vieillard, me dis-je enfin, est le type et peut-être le génie du crime. En punition de je ne sais quel forfait, il éprouve ce grand malheur dont parle un moraliste français, « ce grand malheur de ne pouvoir être seul[1]. » Il est condamné, par ses craintes ou ses remords, à finir sa vie dans la foule. Ce serait peine perdue de le suivre. Je ne saurai rien de plus, ni sur lui ni sur ses actes passés. Le cœur des méchans est un livre plus indéchiffrable, plus énorme, que le Hortulus animœ de Grunninger[2]. »

Nous avons assimilé déjà le talent de M. Poe à celui de Washington Irving, ce dernier, plus riant, plus varié, moins ambitieux, et à celui de ce William Godwin, dont la « sombre et malsaine popularité » a été si sévèrement contrôlée par Hazlitt[3]. Toutefois il faut reconnaître à l’auteur de Saint-Léon et de Caleb Williams plus de vraie science philosophique, une tendance beaucoup moins marquée au paradoxe purement littéraire. Que si l’on voulait désigner, en Amérique même, un prédécesseur à M. Edgar Poe, on pourrait, sans trop forcer les analogies, le comparer à Charles Brockden Brown[4], qui, lui aussi, cherchait de bonne foi, jusque dans ses plus frivoles fictions, la solution de quelque problème intellectuel ; se complaisant, comme M. Poe, à peindre ces tortures intérieures, ces obsessions de l’ame, ces maladies de l’esprit qui offrent à l’observation un champ si vaste, et tant de phénomènes curieux aux studieux constructeurs de systèmes métaphysiques.

Brockden Brown, il est vrai, faisait des romans, et nous ne connaissons de M. Poe que des nouvelles fort courtes, — quelques-unes n’ont pas plus de six à sept pages ; — mais le temps serait mal choisi, ce nous semble, pour classer, par ordre d’étendue, les compositions de ce genre. Il est si facile d’allonger indéfiniment une série de faits, et si difficile, au contraire, de condenser en peu de mots, sous forme de récit, toute

  1. La Bruyère.
  2. Hortulus animoe cum Oratiunculis aliquibus superadditis.
  3. Spirit of the Age, or contemporary Portraits, vol. I, p. 179. Galignani :
  4. L’auteur de Wieland, d’Edgar Huntly, etc.