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la cité se concentre peu à peu. Là seulement sa démarche est lente et assurée, son regard s’apaise ; là seulement il respire en liberté. Les passages se vident à leur tour, l’air fraîchit, la pluie tombe ; mais, malgré le froid et la pluie, cette espèce de juif errant, ardent à fuir la solitude, va rôder à la porte des théâtres, le long de leurs colonnades où le gaz brille encore, où les équipages mouillés, les cochers engourdis, attendent leurs maîtres. Là se réfugie, pour une heure encore, l’homme des foules, et, quand les spectateurs bruyans quittent la salle qui va se fermer, le malheureux se jette avec un empressement fébrile au milieu de leurs groupes animés. Peu lui importe où le mènent ces vivans ruisseaux au courant desquels il s’abandonne ; il marche, il va jusqu’à ce que, taris peu à peu, leurs derniers flots le laissent seul dans quelque rue éloignée et silencieuse. Alors, encore une fois rappelé à lui-même, il cesse d’obéir à l’instinct purement machinal ; il précipite sa marche, il se hâte dans les ténèbres, et, tournant enfin quelque angle bien connu, il aperçoit devant lui des volets entrebâillés qui laissent échapper, avec de vifs rayons de lumière, un bruit confus de blasphèmes et de chants. Il n’y a pas à s’y tromper, ce cabaret, ce palais du gin, est un repaire infame où la prostitution et le vol tiennent leurs nocturnes assises. Dans les rues étroites et méphitiques que notre inconnu a traversées pour y arriver, il n’est pas de boues plus noires, de fanges plus fétides, d’immondices plus corrompues que les misérables êtres entassés pêle-mêle dans cet asile de la débauche et du crime. N’importe, la lumière et le bruit ont déjà ranimé ce malheureux, que le silence accable, que l’isolement écrase. Il ne quittera qu’à l’aurore ce pandoemonium hurlant où il se précipite avec un cri de joie plus triste qu’un cri d’agonie.

Au point du jour, cependant, on chasse, comme autant de bêtes brutes, les pâles habitués de cette horrible hôtellerie. Notre observateur, dont le regard n’a pas quitté un instant l’être bizarre sur les traces duquel il s’est jeté à l’improviste, surprend sur sa physionomie une contraction de désespoir.

« Cependant il n’hésita pas sur la route qu’il avait à prendre, et, avec cette énergie infatigable que les maniaques déploient souvent, il s’enfonça d’un pas délibéré, par les mêmes rues qui l’avaient amené, jusqu’à cet endroit maudit, au cœur même de la capitale des trois royaumes. Il marcha vite et long-temps, tandis que je le suivais pas pour pas, bien décidé à ne point abandonner une étude qui m’intéressait alors au suprême degré. Le soleil se leva pendant que nous cheminions ainsi ; et lorsque nous arrivâmes devant l’un des principaux marchés de Londres, la rue de l’hôtel D…, où donne ce marché, présentait une scène presque aussi animée, presque aussi bruyante que la veille au soir. Si pénible que devînt, au milieu de ce tourbillon humain, la tâche que je m’étais