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à New-York, quand il fait ressortir les erreurs grossières de cette logique vulgaire, improvisée pour la pâture des masses inintelligentes, son but est de prouver qu’en vertu de certains principes une série idéale, c’est-à-dire purement logique, de faits bien dépendans les uns des autres, doit conduire, par une accumulation de suppositions qui se corroborent mutuellement, au plus près de la série réelle ou de la vérité. Il détruit ainsi, par une dialectique inexorable, les faux systèmes dressés autour de lui, et, sur un terrain parfaitement déblayé, il construit de toutes pièces un édifice nouveau.

Aux yeux de ce terrible raisonneur, la pratique des tribunaux qui restreignent l’admission des preuves à un petit nombre de faits concluans est souverainement erronée. La science moderne, qui calcule très souvent sur l’imprévu, et prouve le connu par l’inconnu, comprend mieux l’importance des incidens secondaires, des démonstrations collatérales, dont il faut avant tout faire la part. Ce sont des faits en apparence peu essentiels, des accidens isolés qui sont devenus la base des systèmes les plus complets et les mieux établis.

Ce principe une fois posé, les conséquences arrivent d’elles-mêmes. En abandonnant le fait principal pour se rejeter sur des détails qui paraissent insignifians, le chevalier arrive à constater plusieurs circonstances qui plus tard serviront à l’éclairer.

Lors de sa première escapade, la pauvre Mary Rogers avait eu pour complice un jeune officier de marine d’une réputation assez mauvaise. On présumait qu’elle l’avait quitté par suite d’une querelle dont le motif était inconnu. Tel est le premier détail assez irrelevant, — pour parler comme les jurisconsultes, — dont notre logicien fait son profit.

Le second est moins concluant encore. Trois jours après le jour où on a perdu les traces de Mary Rogers, un habitant de New-York, se promenant avec sa femme et sa fille, a fait marché pour traverser l’Hudson avec six jeunes gens montés sur une chaloupe. Ils l’ont effectivement transporté sur l’autre rive ; mais, la jeune fille étant revenue sur ses pas pour réclamer son ombrelle oubliée dans la barque, les mauvais sujets l’ont saisie, bâillonnée, entraînée au milieu de la rivière, et, après d’indignes traitemens, l’ont déposée sur le rivage à quelque distance de l’endroit où ils avaient débarqué son père et sa mère.

Autre détail, fort peu essentiel en apparence. Le lundi 23 juin (on se souvient que la disparition de Mary Rogers datait du dimanche 22), un des bateliers de la douane a vu flotter sur l’Hudson une barque vide. Il n’y avait que des voiles à fond de cale. On l’a touée jusqu’au dépôt des barques (barge-office). Le lendemain matin, à l’insu des surveillans, elle avait disparu. On n’a conservé que le gouvernail, par aventure mis à l’abri des voleurs.