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d’omnibus confirmait cette déposition en déclarant qu’il avait vu Mary Rogers traverser l’Hudson dans un bac, en compagnie d’un jeune homme brun.

Le surlendemain du jour où avait eu lieu l’enquête ci-dessus, un incident tragique vint augmenter encore les perplexités publiques. Payne, le prétendu de Mary Rogers, fut découvert et ramassé presque sans vie près du bosquet où l’on supposait qu’elle avait dû périr. Une fiole de laudanum, vide à ses côtés, et l’odeur restée à ses lèvres, prouvaient qu’il s’était empoisonné. Il mourut sans parler. Une lettre trouvée sur lui disait que ses regrets et son amour étaient cause de ce singulier suicide.

Mais ce suicide pouvait être le résultat du remords. Payne avait été soupçonné dès les premiers momens, et ne devait sa mise en liberté qu’à un alibi plus ou moins douteux. A défaut de Payne, le meurtre de Mary se pouvait attribuer, soit à son compagnon inconnu, soit aux jeunes gens sans aveu qui les auraient rencontrés dans la profondeur des bois. Qui suspecter ? qui poursuivre ? Tel était le problème dont tous les journaux de New-York s’emparèrent, et qui devint le sujet d’une polémique acharnée.

M. Poe s’en empare à son tour, et lance au milieu du choc des opinions ce personnage à part, ce syllogisme vivant dont nous avons parlé. Le chevalier Dupin, — tel est le nom qu’il lui a forgé, nom vraiment caractéristique, et d’une invraisemblance, d’une étrangeté fort remarquables, — le chevalier Dupin, attentif à toutes les versions contradictoires, les discute rigoureusement, les soumet aux exigences de l’analyse mathématique. On voit qu’il a lu, dans l’Essai philosophique de Laplace, le chapitre consacré à la probabilité des jugemens des tribunaux. Laplace dit en effet qu’il faudrait s’abstenir de juger si, pour asseoir un jugement définitif en matière criminelle, l’évidence mathématique était rigoureusement exigée. Tout en recherchant cette évidence, l’agent de M. Poe semble en désespérer. Mais ses calculs de probabilité sont frappans et curieux. C’est tout ce qu’on doit leur demander.

Novalis a dit dans ses Moral Ansichten : « Il y a dans les événemens des séries idéales qui côtoient, en ligne parallèle, la série des événemens réels. Rarement elles coïncident. Les hommes et les circonstances modifient d’ordinaire l’enchaînement idéal des faits, de manière à rendre cet enchaînement imparfait, et tout aussi imparfaites les conséquences qu’ils entraînent. Il en fut ainsi de la réforme. Au lieu du protestantisme véritable, le luthéranisme en est sorti. » En choisissant ce passage pour épigraphe de son récit, l’auteur américain nous en explique le but métaphysique. Quand il met en regard les diverses hypothèses des journaux français (c’est-à-dire américains) au sujet du meurtre commis