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fort étonnée du scandale qu’elle avait donné sans le vouloir, et, tant bien que mal, expliquant son étrange absence. Ce retour inattendu mit naturellement un terme, sinon à tout commérage, du moins à toute enquête publique. Les journaux se turent, et Mary, que la curiosité dont elle était devenue l’objet paraissait fatiguer outre mesure, quitta le magasin pour rentrer chez sa mère. Celle-ci tenait une pension bourgeoise dans Nassau-Street.

Cinq mois après cette première équipée, si simple en elle-même, Mary Rogers disparut derechef. Trois jours se passèrent sans qu’on entendît parler d’elle. Le quatrième, on retrouva son cadavre flottant sur les eaux de l’Hudson, près de la rive opposée au quartier qu’elle et sa mère habitaient, et dans le voisinage d’un faubourg assez mal famé, Weehawken. Cet événement produisit une sensation profonde. Après quelques jours de vaines recherches, on offrit d’abord 200 dollars, puis 400, puis 1,000, puis 2,000, à quiconque ferait découvrir l’assassin. À ces primes offertes par la police municipale, un comité de citoyens ajouta bientôt une somme votée par eux ; bref, 6,000 dollars (30,000 fr.,environ) furent promis au dénonciateur qui faciliterait la punition du crime qu’on avait à cœur de venger. Ces premières démarches n’eurent aucun résultat, si ce n’est de constater à peu près ce qu’était devenue Mary Rogers, à partir du moment où elle avait quitté la maison de sa mère jusqu’à celui où elle avait dû périr.

Elle était sortie à neuf heures du matin, le dimanche 22 juin, pour aller, disait-elle, passer la journée chez une de ses tantes qui logeait à l’autre bout de la ville, dans un quartier assez voisin du bord de l’eau. Un jeune homme, à qui elle était fiancée, devait aller l’y prendre le dimanche soir pour la ramener chez elle. Il en fut empêché par le mauvais temps, et crut que sa promise passerait la nuit chez sa tante, ainsi que cela lui était arrivé plus d’une fois. Le lundi seulement on apprit que Mary n’était point allée chez sa parente. Le mercredi, on retrouvait son corps, ainsi que nous l’avons dit. Elle ne paraissait pas avoir été noyée. Sa figure était souillée d’un sang noirâtre qui lui sortait de la bouche. Autour de ses lèvres, aucune écume ; aucune altération de couleur dans les tissus cellulaires. Quelques meurtrissures, quelques empreintes de doigts autour du cou. Les bras raidis étaient ramenés sur la poitrine. La main gauche était fermée et crispée, la droite à demi ouverte. Des excoriations autour des poignets attestaient suffisamment qu’on avait lié les mains à la victime, soit avant le meurtre, soit après. Du reste, point de blessures apparentes, aucune trace de coups. Tout d’abord on n’aperçut pas un ruban de soie tellement serré autour du cou, qu’il disparaissait sous les chairs tuméfiées. Le nœud de ce ruban était sous l’oreille gauche ; ce ruban pouvait avoir été l’instrument du