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les artifices de sa peinture, et lui donner tout le prestige de la vérité ; mais il fallait prévoir que des lecteurs français, venant à s’arrêter devant ces mêmes toiles, seraient tout ébaubis de trouver la capitale de la France complètement bouleversée, les principaux quartiers délogés tout soudain, une impasse Lamartine dans les environs du Palais-Royal, une rue Morgue dans le quartier Saint-Roch, et la barrière du Roule au bord de la Seine, « sur la rive opposée à la rue Pavée-Saint-André. » Il ne fallait pas ensuite, appliquant à notre hiérarchie sociale les idées d’un pays beaucoup plus niveleur que le nôtre, supposer que le préfet de police, à bout de moyens, et ne sachant à quel saint se vouer pour la découverte d’un mystérieux papier (La Lettre volée), vient un soir, familièrement, fumer un ou deux cigares avec le jeune observateur dont nous avons parlé, lui demander conseil, lui soumettre ses doutes, et engager un pari sur le succès des démarches proposées par cet officieux conseiller. Encore ne citons-nous pas toutes les bévues, ni les plus énormes, que notre crayon rouge ait notées en marge de ces bizarres petits romans. Ces bévues s’expliquent, du reste, par leur origine étrangère, et aussi par la méthode que l’auteur adopte de transporter chez nous des chroniques réelles, choisies parmi les crimes qui ont occupé les magistrats de New-York ou de Boston. Ainsi l’histoire de Marie Roget (the Mystery of Marie Roget) est une cause célèbre américaine ; les noms seuls sont francisés, les incidens n’ont pu l’être. L’Hudson devient la Seine ; Weehawken, la barrière du Roule ; Nassau-Street, la rue Pavée-Saint-André, et ainsi de suite. De même Marie Roget, la prétendue grisette parisienne, n’est autre que Mary-Cecylia Rogers, la marchande de tabac (cigar-girl) dont le mystérieux assassinat terrifia, il y a quelques années, la population de New-York. Racontons d’abord l’événement tel qu’il fut raconté dans le New-York Mercury ou dans le Brother Jonathan. Il sera toujours temps d’en revenir à la fiction quand nous aurons une idée juste de la réalité.

Mary Rogers était, à ce qu’il paraît, une des plus jolies filles de New-York. Un marchand de tabac, spéculant sur sa beauté, l’avait prise pour demoiselle de comptoir. Exposée dans sa boutique à tous les regards et à plus d’une interpellation familière, Mary n’avait pourtant donné prise à aucun mauvais propos, lorsqu’un beau jour elle disparut mystérieusement, sans que son patron ni sa mère pussent dire où elle était allée. La voix publique s’empara tout aussitôt de cette circonstance, qui donna lieu à maints commentaires plus ou moins épigrammatiques, plus ou moins sinistres, et la presse elle-même en tira son profit ordinaire, en s’appliquant à irriter encore la curiosité générale. Bref, grossissant toujours et présentée chaque matin sous un jour plus extraordinaire, la disparition de la belle marchande faisait grand bruit, lorsqu’au bout d’une semaine elle reparut, bien portante, un peu triste,