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— des tentes dressées, de longues planches appuyées contre des pieux, et des troncs d’arbres faisant fonction de tables couvertes de viandes et de boissons ? La coupe vole de main en main, et dès qu’elle s’approche des lèvres, qu’elle touche une bouche, elle en fait sortir une menace, un blasphème ou une malédiction. Vive l’ivresse et la joie !

Les voyez-vous s’agiter d’impatience ! ils murmurent déjà et s’essaient à crier, tous misérables, à peine couverts de guenilles et de haillons, les cheveux hérissés, le visage brûlé, le front ruisselant de sueur, les mains calleuses, armées de faux, de marteaux et de piques. Remarquez bien ce grand jeune homme avec sa hache, et cet autre brandissant une massue ; là, plus loin, un enfant qui, d’une main, attrape des cerises, et de l’autre tourne une vielle. Des femmes arrivent aussi : ce sont leurs mères, leurs épouses, comme eux affamées, étiolées par la misère, fanées, flétries avant le temps. Toute trace de beauté a disparu, leurs cheveux sont ternis par la poussière des chemins, sur leurs seins pendent des lambeaux de vêtemens, leurs yeux sont éteints, hagards ; mais tout à l’heure le feu de l’ivresse les fera briller ; la coupe passe de main en main : allons, vive l’ivresse et la joie !

Tout à coup un murmure s’élève dans l’espace ; est-ce un cri de joie ou de terreur ? et qui pourrait saisir le sens d’une parole aussi monstrueusement multiple ? Mais un homme arrive, il monte sur une chaise, puis sur une table, et il les domine tous, et il leur parle[1]. Sa voix se traîne lente et stridente, se découpe en mots clairs et faciles à retenir. Il porte un front large et élevé, sa tête est entièrement chauve, la pensée en a déraciné les derniers cheveux. Sa figure osseuse, encadrée dans un collier de barbe noire et touffue, garde toujours son coloris sec et jaunâtre, où l’on n’a jamais vu un signe de passion ou même d’émotion. Il attache sur son auditoire un regard froid et immobile qui n’a jamais trahi un mouvement de doute ou d’hésitation. Et, lorsqu’il lève le bras, il l’allonge et le dirige raide et tendu vers son auditoire. La foule baisse la tête, prosternée, prête à recevoir cette bénédiction d’une grande intelligence, qui n’est pas celle d’un grand cœur. À bas les grands cœurs, qu’ils meurent avec les préjugés, et vive la joie et le massacre !

Cet homme, ils l’aiment avec passion, avec rage ; il commande à leur ame ; c’est leur autocrate, c’est le dictateur de leur enthousiasme ; il leur a promis du pain, de l’or et des jeux, et leurs cris se sont élevés comme une immense clameur, et de tous les côtés, au loin, l’écho les a répétés. Vive Pancrace ! du pain, du pain ! Aux pieds de l’orateur et contre la table s’appuie un de ses amis, compagnon ou domestique.

Son œil noir et velouté, ombragé de longs et soyeux sourcils, indique une race orientale. Ses jambes avinées ne peuvent plus le porter. Il s’étend négligemment en plaçant sous sa tête ses bras alanguis. Sur ses lèvres entr’ouvertes il y a comme un sentiment de cruelle volupté. Ses doigts sont couverts de bagues précieuses ; lui aussi crie d’une voix enrouée : Vive Pancrace ! L’orateur a pour l’instant tourné un regard de son côté, et s’adressant à lui : Citoyen néophyte, donne-moi mon mouchoir.

  1. On reconnaît dans cet homme le personnage de Pancrace, qui va jouer, à côté du comte, le principal rôle dans cette dernière partie du poème.