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frappé dans ce moment ses regards, et, récemment occupé des théories d’Épicure sur la cohésion atomistique, il a dû songer à certaine discussion qu’il a soutenue récemment sur les doctrines cosmogoniques de ce philosophe remises en question à propos d’un système des nébuleuses. Songeant aux nébuleuses, il a machinalement levé les yeux sur la constellation Orion. De celle-ci, comment arriver à l’acteur Chantilly ? Par une voie très simple : un petit journal, raillant la veille ce savetier devenu tragédien, avait appliqué ce vers latin :

Perdidit antiquum litera prima sonum,


au changement de nom qu’avait rendu nécessaire une si complète métamorphose. Or, ce vers, dans l’origine, fut appliqué à la constellation Orion dont le premier nom était Urion.

Les gestes involontaires du promeneur silencieux, les paroles qu’il murmure entre ses dents, la direction de ses regards, le souvenir de quelques conversations récentes, ont suffi à l’observateur passionné, pour lequel l’inquisition la plus minutieuse est devenue une constante habitude, et pas une de ces idées ne lui a échappé au passage.

Appliquez cette perspicacité surprenante, résultat d’une tension d’esprit presque surhumaine et d’un instinct merveilleux, à une opération de police, et vous avez un limier admirable, un investigateur à qui rien n’échappe, un juge d’instruction comme il n’en est guère. M. Poe s’empare de cette situation et en pousse à bout, avec une ténacité tout américaine, les conséquences les plus extrêmes.

Trois ou quatre de ses récits reposent sur cette combinaison très simple, mais d’un effet très sûr. Nous regretterons seulement que le conteur étranger ait cru en augmenter l’intérêt en choisissant Paris, dont il n’a pas la moindre idée, et notre société actuelle, fort mal connue aux États-Unis, pour y placer ses ingénieuses hypothèses. Son dessein, sans aucun doute, était d’augmenter par là, aux yeux de ses compatriotes, la vraisemblance de ces petits drames. Major e longinquo. Tel détail, inacceptable dans un récit dont la scène se serait passée à Baltimore ou à Philadelphie, devenait admissible placé à deux mille lieues de là, et ne dérangeait plus la disposition volontairement crédule du lecteur américain. Le merveilleux, et même l’extraordinaire, ont besoin de perspective. Faites circuler le khalif Haroun-al-Raschid dans les rues qui avoisinent les Tuileries, dépaysez tant seulement sur les bords de l’Yonne ou du Cher les aventures étonnantes qui font le charme de l’Alif-Laïla[1], — l’histoire d’Aboul-Hassan et de Chems-el-Nihar, par exemple, — et vous nous en direz des nouvelles. M. Poe n’était donc pas si malavisé en éloignant ses tableaux pour dissimuler

  1. C’est le vrai titre du recueil connu chez nous sous celui des Mille et une Nuits.