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de mettre « en madrigaux, » il y a de cela quatorze ou quinze ans, les visions de Jacob Boehm, de Saint-Martin, de Swedenborg, voire de Mme Guyon. Seulement, il faut le constater, la logique de M. Poe a un caractère beaucoup plus précis, beaucoup plus tenace que celle de Louis Lambert ou de Séraphîtüs, l’hermaphrodite angélique. Elle ne se paie pas de grands mots nuageux, de formules impénétrables dans leur concision affectée. Les principes une fois posés, elle dévie bien rarement, et toujours claire, toujours intelligible, elle s’empare du lecteur malgré qu’il en ait.

Le moment est venu de redescendre sur terre et de suivre, sur un terrain moins favorable aux piéges de style, aux illusions, aux prestiges de l’art, cette logique inexorable.

Dans le Scarabée d’or (the Golden Bug), nous pourrions voir toutes les facultés conjecturales de l’homme aux prises avec un chiffre, en apparence impénétrable, à l’intelligence duquel est attachée la possession d’un riche trésor, enfoui jadis par un pirate. Ici le raisonnement joue le rôle d’un talisman qui peut vous enrichir en quelques heures. Plus loin, dans la Descente au Maelstrom M. Poe nous racontera comment une observation bien faite, un argument bien suivi tira sain et sauf, du fond du gouffre norwégien, un malheureux pêcheur entraîné dans ce dévorant tourbillon. Nous n’affirmerons pas que la vraisemblance vulgaire soit ici tout-à-fait respectée, ni qu’une théorie de la pesanteur ait jamais pu être improvisée par un grossier paysan dans une situation qui semble exclure tout exercice des facultés mentales, — celle d’un homme emporté au branle d’un dragon de vent ; — mais si tout ce qui est rigoureusement, strictement possible, est concevable, à titre d’exception, par l’esprit humain, on peut admettre que l’extrême péril développe chez un homme à qui la certitude de la mort a rendu tout son sang-froid, une lucidité particulière de l’intellect, une miraculeuse puissance d’observation, et cela suffit pour que ce conte vous captive comme l’Anacandaïa de Lewis ou le roman de Frankenstein, l’un et l’autre assurément très peu vraisemblables.

Voici qui est plus facile à croire. Un jeune homme s’est adonné de bonne heure aux mathématiques transcendantes et surtout à cette branche des sciences exactes qu’à raison de ses procédés rétrogressifs on appelle l’analyse. Tous les genres de calcul lui sont familiers. Il est de la première force à tous les jeux où le succès dépend de l’exacte appréciation des chances. — Soit dit en passant, M. Poe, les envisageant sous ce rapport, met le whist bien au-dessus des échecs et donne à ce sujet une théorie complète. — Le jeune homme dont nous parlons, né de parens nobles, mais réduit à une misère extrême, vit dans un misérable taudis parisien, absorbé par une perpétuelle contemplation de la pensée humaine, de ses facultés, du développement qu’elles peuvent