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l’honneur d’être citoyen chinois. Ce mépris se montre dans les plus petites choses. Tel individu qui, en particulier, sera fort poli pour vous, n’aura souvent plus l’air de vous connaître, s’il vous rencontre dans la rue. Quand vous le prierez de vous accompagner, de vous servir de guide, il aura grand soin de vous précéder de quelques pas, de ne vous adresser la parole que le plus rarement possible, de ne paraître faire aucune attention à vous. Un domestique chinois évitera, toutes les fois qu’il le pourra, de servir un étranger en présence de ses concitoyens. Si vous entrez dans une boutique, le marchand cherche à vous soustraire aux regards de la foule, quoiqu’il y ait moins de honte, dans les idées du peuple, à recevoir l’argent d’un Européen qu’à avoir des rapports de politesse avec lui. Le fan-kouai n’est bon qu’à une seule chose à payer, et à payer le plus cher possible. Si le marchand néglige cette précaution, un rassemblement se forme aussitôt devant la boutique. Tous vos gestes, tous vos mouvemens, sont épiés. Il vous semblerait d’abord que jamais Européen n’a pénétré dans ce quartier, si vous ne voyiez à chaque instant quelque Anglais traverser la rue. Au moment où vous sortez, la foule se dissipe en riant, et quelques enfans seulement poussent la curiosité jusqu’à vous suivre près des factoreries. Gardez-vous de toucher, même amicalement, un de ces petits drôles : il poussera aussitôt des cris terribles, car ses parens lui répètent chaque jour que les étrangers sont de vrais démons, auxquels on le livrera, s’il n’est pas sage.

Il y a sans doute à Canton quelques hommes éclairés qui rendent justice aux Européens et leur témoignent, en public comme en particulier, une sympathie, une estime sincères. De tels exemples, bien que nombreux, restent malheureusement sans influence sur la population. La communauté étrangère de Canton se souviendra long-temps du vieux Hou-Koua et de tous les services qu’il lui a rendus. C’était lui qui, dans les crises commerciales et politiques, se posait en médiateur entre le gouvernement chinois et les étrangers. C’était à lui que les autorités de Canton s’adressaient, pendant la guerre de l’opium, quand il fallait des millions pour faire taire les canons anglais, et cet homme respectable est mort, on le sait, miné par le chagrin que lui causaient les extorsions continuelles des mandarins. On l’a sans cesse vu prêter le concours le plus loyal à toutes les démarches, à toutes les entreprises, à toutes les institutions qui avaient pour but le bonheur de ses concitoyens et la tranquillité des étrangers.

On n’a pas oublié non plus un beau trait d’un négociant chinois, nommé Tching-koua. Un Anglais, qui avait fait de mauvaises affaires et qui se trouvait dans la position la plus critique, alla lui exposer sa situation. Tching-koua, à qui cette personne avait rendu anciennement de grands services, lui proposa, pour toute réponse, un crédit de 10,000 piastres. L’Anglais accepta avec empressement, et offrit un reçu au négociant, qui le jeta au feu. « Je vous dois ma fortune, dit le Chinois, votre parole me suffit. Je suis heureux de pouvoir vous obliger et vous témoigner ma reconnaissance en cette occasion. Je n’accepterai pour le moment qu’une seule chose, votre montre, comme souvenir d’un ami. » Et l’Anglais ayant aussitôt donné sa montre, Tching-koua le pria d’accepter son cachet d’or, ajoutant qu’il ferait honneur à toutes les traites marquées de ce sceau.

Il y a au reste à Canton, comme dans tout l’empire, deux manières de traiter les étrangers, selon le point de vue auquel se placent les Chinois. Le même