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la mémoire des Cantonais et la rapidité avec laquelle ils parviennent à se mettre à même de soutenir une conversation suivie avec un étranger. Il est vrai que ce dernier est obligé d’y mettre un peu du sien en étudiant le dialecte angle chinois, qu’une personne arrivant de Londres serait à coup sûr fort embarrassée de comprendre. Quiconque a entendu les intonations traînantes et lamentables d’une conversation chinoise sait quelles modifications bizarres les habitans du Céleste Empire peuvent introduire dans la prononciation des langues européennes, et particulièrement de la langue anglaise. Dans le dialecte anglo-chinois, par exemple, non-seulement les r sont changés en l, les b en p, certaines lettres complètement supprimées et d’autres ajoutées ; mais la construction des phrases est souvent bouleversée, et des mots qui ne sont ni anglais ni chinois y ont pénétré en assez grand nombre. Ainsi une locution très usitée est celle-ci : can-see, can-sabe ; no can-see, no can-sabe (quand j’aurai vu, je saurai ; tant que je n’aurai pas vu, je ne saurai rien). Sabe est employé au lieu de know, et dérive du portugais, de même que l’expression si fréquemment employée de mas-ki, qu’on peut traduire par : soit, j’y consens[1].

L’instruction, si répandue en Chine parmi les hommes, est au contraire presque nulle chez les femmes. Celles des basses classes ne savent ni lire ni écrire. Les femmes des mandarins étudient quelquefois les principes élémentaires de leur langue, mais leur occupation la plus ordinaire est de broder, de jouer, de faire de la musique. Il n’y a guère que les dames de la haute noblesse qui reçoivent une éducation littéraire un peu soignée. Ce sont aussi les seules qui soient traitées avec considération et respect par leurs maris.

Ce qui frappe surtout l’étranger à Canton, c’est de voir une ville aussi peuplée gouvernée si facilement. On a peine à y apercevoir quelque chose qui ressemble à de la police. Toute la garnison se compose de six ou huit mille misérables soldats. Nulle part, sauf à quelques-unes des portes de la cité, on ne remarque de sentinelles ou de corps-de-garde. Les Chinois paraissent avoir au plus haut degré l’habitude innée de la discipline et de l’ordre. C’est sans doute à la puissante organisation de la famille qu’il faut attribuer la régularité des mouvemens de ce vaste ensemble. Le Chinois semble aussi fort peu porté de sa nature à ces terribles éclats de la force brutale, dont les gens du peuple donnent si fréquemment le triste spectacle en Europe. Il se contente d’épancher sa colère en cris et en injures, mais il en vient très rarement aux voies de fait. Du reste, nulle part peut-être le bas peuple n’abuse plus grossièrement de la parole qu’à Canton, si l’on en juge par une horrible injure que les coulis s’adressent à chaque minute, et que la morale publique ne permettrait pas de prononcer dans les rues d’une de nos villes. Quant aux Chinois qui constituent ce qu’on pourrait appeler la bourgeoisie, ils sont généralement d’une grande civilité entre eux. Ils

  1. Au nombre de ce qu’on pourrait nommer les idiotismes du dialecte anglo-chinois, il faut compter aussi cette expression : number one, destinée à exprimer la bonté, la supériorité d’une personne ou d’une chose. Ainsi, pour dire que les Français sont bons, le Chinois s’écriera : « Haïa, Falançaï number one (les Français sont des numéros un) ; » charmante, mais mensongère politesse, car, aux yeux du Chinois, le Chinaman, comme il s’appelle, restera toujours le number one, et les Français ne peuvent être tout au plus que des number two.