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varie à chaque solennité. Ainsi la fête du Taz-tséou comporte un horrible charivari de gongs, de timbales et d’autres instrumens de cuivre, tandis que celle du feu, qui se célèbre aussi par des sing-song et de grandes illuminations, ne permet guère que des musiques d’instrumens à cordes.

La foule des promeneurs était immense : elle se pressait sans aucun ordre dans toutes les rues illuminées, et semblait voir avec plaisir des fan-kouaï admirer aussi toutes ces belles choses. La fête dura trois jours dans notre quartier ; nous apprîmes qu’elle devait se célébrer alternativement dans chacun des autres quartiers de Canton. Les ornemens coûteux, les nombreux décors qu’elle nécessite ne permettent pas d’en faire jouir à la fois toute la ville. Les dépenses sont couvertes par une cotisation générale.

En regard de cette vie dans la rue qu’on apprend à connaître en quelques promenades, nous pûmes, grace à nos relations avec le riche Poun-ting-koua, étudier d’autres scènes plus intimes de la vie chinoise. La maison ou plutôt les maisons de ce marchand millionnaire nous offrirent toute sorte d’agrémens pendant notre séjour à Canton, et surtout pendant le temps qu’y passa M. de Lagrené avec sa famille. Poun-ting-koua est propriétaire de plusieurs quartiers des faubourgs. Son domicile commercial est situé sur les bords de la rivière, un peu avant la factorerie où demeure le consul d’Angleterre. C’est une vaste habitation divisée en une infinité de chambres et de salles, meublées les unes presque à l’européenne, les autres complètement à la chinoise. Une des parties les plus remarquables de l’habitation est une belle terrasse qui domine le fleuve et d’où l’on découvre le soir les feux de milliers de bateaux. C’est dans cette maison que Poun-ting-koua nous donna plusieurs dîners vraiment cantonais, où nous apprîmes à manier les faï-tsz, en dégustant les ailerons de requin, les holothuries, les nids d’hirondelles et les mille hachis qui, servis dans des tasses, forment en quelque sorte le fond de la cuisine chinoise.

La grande maison de Poun-tin-koua, celle où demeurent presque toutes ses femmes, se trouve dans la rue Ta-toung-kaï. Elle a été considérablement embellie dans ces derniers temps, et passe aujourd’hui pour l’une des plus splendides habitations du pays. J’allai la visiter peu de semaines avant de quitter la Chine. Malheureusement le maître était absent. Un de ses agens le remplaça dans les fonctions de cicérone ; il me fit d’abord traverser une petite cour au fond de laquelle s’ouvrait une immense porte à deux battans. De là, nous passâmes dans une seconde cour, entourée des principaux corps-de-logis. Sur les deux ailes et au fond, je remarquais des balcons ornés de belles sculptures et de longues files de fenêtres ouvertes. Le jour arrive par le haut dans cette cour et dans les appartemens, à travers un toit vitré. Nous montâmes un petit escalier et nous parcourûmes quelques belles salles séparées les unes des autres par des cloisons à jour d’un travail exquis. Dans le fond d’une de ces salles, mon attention fut attirée par de grandes rosaces en vitraux coloriés, bleus, jaunes et rouges. Les meubles sont raides, carrés et lourds, mais le bois en est magnifique. Les dossiers des fauteuils sont formés de grandes tablettes de marbre sur lesquelles on a ébauché quelques figures fantastiques. Les planchers de bois noir présentent des incrustations en ivoire d’un goût vraiment irréprochable. Dans des alcôves pratiquées au fond de quelques salons sont disposées des couchettes recouvertes de nattes ou de moelleux coussins. Ces ornemens, ces constructions si variés présentent