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étaient alignés sur le pont, en grande tenue, la pique et l’arquebuse à la main, Vers cinq heures du soir, nous arrivâmes au passage nommé Bocca-tigris[1], distant d’environ quarante milles de Canton, et qui forme, aux yeux des Chinois, l’embouchure du Tcho-kiang (rivière des Perles). Ce passage est compris entre l’île Ti-kok-taou, d’une part, et les îles d’Anounghoï et de Chuenpi de l’autre ; le chenal principal est formé par ces deux dernières et par celles d’Houang-toung nord et d’Houang-toung sud. Ces diverses îles sont défendues par des forts assez considérables, dont les murailles blanches dessinent des contours bizarres sur le versant des collines. Les forts d’Anounghoï comptent aujourd’hui dans leur armement une trentaine de pièces de 80, dont chacune est servie par trente hommes. Leurs murs, non bastionnés, sont garnis de plates-formes assez étroites, d’où les lourdes pièces d’artillerie chinoise ne pourraient, en cas de siège ou d’attaque, tirer que fort peu de coups, car leur recul épouvantable ne tarderait pas à les précipiter en bas. Ces canons présentent souvent d’énormes fissures à l’intérieur ; ils ne sont point forés comme les nôtres ; en les coulant, on place un morceau de bois cylindrique au milieu du moule ; on comprend que la fonte versée autour de cette perche éprouve un refroidissement qui détermine des inégalités et empêche d’obtenir une bouche à feu parfaitement de calibre. Le fort d’Houang-toung nord a, dans son armement, un certain nombre de pièces de 30, provenant du naufrage de la frégate française la Magicienne, qui se perdit, il y a quelques années, aux îles Paracel. Somme toute, ces forts sont misérablement défendus, et encore plus misérablement construits. La guerre de 1841 est une preuve sans réplique de la faiblesse de Bocca-tigris et de l’état d’ignorance presque barbare dans lequel l’art militaire languit en Chine.

Le soir, le commandant de l’Archimède fit lancer des fusées pour répondre aux saluts et aux illuminations des forts. Les mille feux dont la traînée éclatante se prolongeait au loin sur les bords de la rivière de Canton produisaient un effet magique. Ce navire français portant un des plus puissans soutiens de la monarchie chinoise et salué par les vieux forts des Bogues, qui, deux ans auparavant, ne tiraient qu’à boulets à la vue des vaisseaux de guerre d’une autre nation, cette belle corvette pénétrant dans les eaux intérieures de l’empire au milieu de démonstrations d’allégresse avait réellement dans sa marche quelque chose de triomphal. L’ancienne méfiance, l’ancienne haine, que la nation chinoise avait toujours témoignées aux étrangers semblaient faire place à des sentimens nouveaux. La Chine tendait fraternellement la main à la France, au moment où leurs deux ministres allaient conclure un traité de paix et d’amitié éternelles.

Enfin le moment solennel arriva. Le traité fut signé dans le petit salon du commandant, en présence de plus de trente personnes pressées dans cet étroit espace. Quand les plénipotentiaires français et chinois eurent apposé leurs sceaux, M. de Lagrené embrassa Ki-ing, et tout le monde remonta sur le pont, où le contre-amiral Cécille porta un toast à l’amitié, à l’union, aux bons rapports de la France et de la Chine. Ki-ing répondit en formulant le vœu qu’à l’avenir les Français considérassent les Chinois comme leurs frères, qu’ils vinssent s’enrichir

  1. L’île et le passage du Tigre tirent leur nom d’une montagne à laquelle, avec un peu d’imagination et beaucoup de bonne volonté, on parvient à trouver la forme d’un tigre.