Page:Revue des Deux Mondes - 1846 - tome 16.djvu/292

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

alors une vraie boucherie. Dans cette foule serrée, on ne distingue plus les individus. Ce ne sont que têtes violemment agitées, que bras rougis qui s’élèvent et s’abaissent, que harpons qui se croisent et se heurtent. Tous les yeux étincellent, toutes les bouches poussent des cris de triomphe, des clameurs d’encouragement. Les eaux du corpou se teignent de sang. A chaque instant de nouveaux thons tombent dans les cales ; les morts, les mourans s’amoncellent, et les barques, bientôt insuffisantes, s’enfoncent sous leur charge demi-vivante.

Après deux heures de carnage, l’épuisement commence à se faire sentir ; les thons deviennent rares, et leurs ennemis auraient trop à attendre. Aussitôt une barque se détache, s’écarte de chaque côté de l’enceinte, et les deux principales se trouvent plus rapprochées de moitié. Les cabestans se remettent à jouer, et les pêcheurs impatiens leur viennent en aide. Les mains s’enfoncent dans les mailles, les crochets aident les mains. Ces efforts, d’abord désordonnés, ne produisent pas grand résultat ; mais le sifflet du chef se fait entendre. Des chants cadencés s’élèvent : sous l’influence du rhythme, les mouvemens se coordonnent, s’harmonisent, et à chaque cri le filet monte de quelques lignes. Bientôt il est presque à fleur d’eau. Il est temps de se remettre à l’œuvre. La yole, jusque-là simple spectatrice, prend alors une part activé à l’action. Montée par quelques pêcheurs d’élite, elle poursuit les thons dans l’espace étroit qui leur reste, les atteint avec de longs harpons et les pousse.aux crochets des barques qui les enlèvent.

Je dois le dire, ce spectacle, que nous avions désiré, nous.laissa tristes et mécontens. Cette tuerie nous avait péniblement affectés. Peut-être l’impression eût-elle été différente si les pêcheurs avaient eu l’ombre de danger à courir, si seulement les thons avaient pu rugir en se débattant ; mais ces luttes si complètement inégales, ces agonies muettes où des mouvemens convulsifs accusent seuls les angoisses des victimes, nous avaient réellement impressionnés. Quant à nos matelots, ils étaient radieux. Pêcheurs, ils ne pouvaient sentir et voir qu’en hommes de leur profession, et la pêche avait été superbe. En trois heures, on avait harponné cinq cent cinquante-quatre poissons, pesant environ 80 Kilogrammes en moyenne. On savait d’ailleurs que les chambres de la madrague renfermaient encore près de quatre cents prisonniers. Le propriétaire pouvait donc compter, dès le début de la campagne, sur environ 72,000 kilogrammes de chair de thon représentant une valeur d’au moins 43,000 francs. On voit que le loyer de la tonnara était bien près d’être payé.

Une petite île où une culture industrieuse dispute à la roche nue le moindre pouce de terre productive n’est guère propre à la multiplication des espèces animales indépendantes. Aussi Favignana possède-t-elle presque exclusivement celles que l’homme a su se soumettre, qui