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pitié de mes souffrances, ne jette pas comme pâture à l’enfer cet ange d’innocence. A moi tu as donné la force pour supporter le fardeau de la pensée ; mais à lui ! — Une seule pensée, hélas ! peut rompre le fil de sa vie. — O mon Dieu ! mon Dieu ! prends pitié de lui et de moi.

Depuis dix ans, je n’ai pas eu encore un jour, un seul jour de repos ; bien des hommes ont envié mon bonheur. — Ils ignoraient, mon Dieu ! tout ce que tu m’as envoyé de peines, de douleurs, de pressentimens et de sombres pensées. Tu m’as laissé la raison, mais tu as endurci et frappé mon cœur. Mon Dieu ! permets-moi d’aimer mon enfant ; que le Créateur envoie la paix à sa créature ! Mon fils, fais le signe de la croix et sortons. — Que l’ame de ta mère repose en paix.(Ils sortent.)

Une promenade. — Dames et messieurs se promenant. — Un philosophe.- Le Comte.
LE PHILOSOPHE.

Vous pouvez me croire, car je ne me trompe jamais ; je vous répète donc que les temps approchent où les femmes et les nègres seront émancipés.

LE COMTE.

Vous avez raison.

LE PHILOSOPHE.

L’humanité va changer de face, et c’est par le sang versé et l’abolition des formes anciennes que la société se régénérera.

LE COMTE.

Vous croyez ?

LE PHILOSOPHE.

De même que notre globe oscille sur son axe et par mouvemens précipités, tantôt à gauche, tantôt à droite, s’abaisse ou se relève…

LE COMTE.

Voyez-vous là-bas cet arbre pourri ?

LE PHILOSOPHE.

Avec de jeunes feuilles sur ses branches ?…

LE COMTE.

C’est cela même. Combien supposez-vous qu’il a encore d’années à rester debout ?

LE PHILOSOPHE.

Que sais-je, moi ? — une année, peut-être deux…

LE COMTE.

Et pourtant, quoique les racines soient déjà pourries, — des feuilles nouvelles ont paru.

LE PHILOSOPHE.

Qu’est-ce que cela prouve ?

LE COMTE.

Je ne sais trop ; seulement qu’il tombera, et tellement se réduira en poussière, qu’un menuisier même ne pourra en tirer parti.

LE PHILOSOPHE.

Vous n’êtes plus à notre sujet de conversation.