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s’engageant dans la rue Culture-Sainte-Catherine. Réglant alors son pas de manière à ne point les dépasser, elle les suivit des yeux, et son cœur battit de joie, lorsqu’elle les vit s’arrêter et entrer dans l’hôtel qui touchait à son propre logis.

Aussitôt Félise se prit à réfléchir, et elle devina d’instinct les ruses, les artifices, tous les moyens qu’une fille contrainte et captive peut mettre en œuvre pour tromper ses persécuteurs. Elle n’eut qu’à s’orienter pour comprendre que le jardin qu’on apercevait par les fenêtres des mansardes était celui de l’hôtel voisin, et qu’elle n’en était séparée que par cet horrible mur dont les crevasses faisaient perspective au salon de sa tante. Tout le reste de la journée elle se promena dans le parterre, mesurant de l’œil cet inexpugnable rempart et rêvant aux moyens de le franchir. Un moment, elle eut l’idée de s’échapper simplement par la porte de la rue et de se réfugier chez ses jeunes amies ; mais, malgré son inexpérience, elle jugeait assez bien les choses pour comprendre qu’elle ne pouvait se soustraire ainsi ouvertement à l’autorité de Mlle de Saulieu, et, sans se rendre compte de sa détermination, elle prit le meilleur parti : elle attendit les deux meilleurs auxiliaires des tentatives hasardeuses, l’occasion et l’inspiration. Ni l’un ni l’autre ne lui firent long-temps défaut.

On était alors au commencement de mai, la saison des longs crépuscules et des tièdes soirées. Balin faisait chaque jour le tour du parterre, épiant les frêles bourgeons et relevant d’une main soigneuse les brins de verdure qui rampaient éplorés sur ce sol ingrat. Le bonhomme avait conçu l’espoir de voir croître une fleur de la passion autour de l’espèce de cage qu’il avait construite dans un coin du jardin, et qu’il appelait un cabinet de verdure ; dans cette idée, il renforça d’un treillage la charpente primitive, et l’environna aussi d’une claire-voie qui s’appuyait contre la muraille. En le voyant travailler ainsi, Félise pensa qu’il ne serait point malaisé de gravir cette espèce d’échelle. Elle avait remarqué déjà qu’à la nuit close, une faible lueur jaillissait jusqu’à la crête du mur, comme si l’enceinte voisine eût été partiellement éclairée ; plusieurs fois aussi elle avait distingué un murmure de voix, et il lui avait semblé qu’on veillait dans les vertes allées du boulingrin.

Un soir, lorsque Suzanne eut fermé les fenêtres du salon et que Balin eut regagné le réduit où il dormait, après avoir éteint la lampe qui veillait dans l’antichambre, Félise sortit doucement de chez elle et regarda long-temps dans les ténèbres, en prêtant l’oreille aux faibles bruits qui s’élevaient autour d’elle. Un vent léger bourdonnait dans les arbres, dont la cime dépassait le mur, et à travers ce doux murmure l’on entendait par intervalles de petits éclats de voix, comme si l’on parlait dans un endroit voisin.

Félise revint vers le cabinet de verdure. Elle était forte et légère ; en