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d’amusemens. Pourtant, contre les prévisions du père Boinet, elle ne songea pas à y retourner. Une nature moins énergique n’aurait pas supporté cette existence ; mais il y avait chez Félise un mélange de force et d’insouciance, une mobilité d’expression jointe à une raideur de caractère qui la soutenaient contre les plus pénibles influences. Elle supportait l’ennui et le désœuvrement de tous les jours de la semaine dans l’espoir de sortir une heure le dimanche ; l’espèce de liberté dont elle jouissait, livrée absolument à elle-même, la consolait d’ailleurs de son isolement.

Le matin, elle se levait d’assez bonne heure, et, entraînée par le besoin de mouvement naturel à la première jeunesse, elle bouleversait sa chambre, prenait et abandonnait dix fois l’ouvrage commencé, allait se promener dans le jardin et s’agitait ainsi jusqu’au moment où la longue main jaune de Suzanne ouvrait les portes vitrées du salon. Alors elle s’asseyait au fond de sa chambre et ne bougeait plus jusqu’au moment où le premier coup de midi et la voix de Balin, se faisant entendre simultanément, annonçaient que le dîner était servi. Après le dîner, qui ne durait guère qu’un quart d’heure, Mlle de Saulieu rentrait dans le salon et reprenait silencieusement son ouvrage. Alors Félise s’asseyait contre le paravent, et, n’osant adresser la parole à sa tante, elle jouait discrètement avec le gros chat gris et lui disait de petits mots à voix basse. Parfois Mlle de Saulieu relevait la tête, et, rappelant sa bête, Félise, qui tournait vers elle son œil hypocrite sans se déranger, lui parlait aussi. Alors Félise s’enhardissait à répondre pour le matou. C’était ainsi qu’elle faisait, à de grands intervalles, la conversation avec sa tante.

Un jour qu’elle s’était levée plus tôt que de coutume et qu’elle se promenait dans le jardin encore trempé par les brouillards nocturnes, elle s’aperçut que Balin n’était pas encore dans l’antichambre, dont la porte et les fenêtres grandes ouvertes laissaient apercevoir la profondeur du vestibule et au-delà les tilleuls qui ombrageaient la cour. Félise s’avança jusqu’au vestibule ; il n’y avait personne. Un moment, elle eut la tentation d’aller jusqu’à la rue ; mais elle eut peur de rencontrer Balin dans la cour, et, avisant le grand escalier dont les marches poudreuses ne gardaient pas l’empreinte récente des gros souliers plats du bonhomme, elle se hasarda à monter. Toutes les pièces du premier étaient ouvertes. C’étaient, comme au rez-de-chaussée, de vastes salles prenant jour sur le jardin, des chambres dont les trumeaux et les plafonds étaient ornés de peintures ; mais il n’y avait pas trace d’ameublement, et le seul aspect des lieux annonçait qu’ils n’avaient pas été habités depuis long-temps. Cependant un lé de tapisserie oublié pendait au mur de la chambre à coucher, et la plaque du foyer était cachée à moitié par un monceau de paperasses moisies et de livres déchirés.