Page:Revue des Deux Mondes - 1846 - tome 16.djvu/263

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Mais Félise ne pouvait s’empêcher de tourner souvent la tête au milieu de cette foule qui se coudoyait au ras des maisons, tandis que les carrosses tenaient fièrement le milieu du pavé, et elle suivait d’un regard d’envie les fillettes endimanchées qui s’en allaient seules à travers les rues. Suzanne la conduisait à l’église des jésuites de la rue Saint-Antoine ; quand elle aperçut les mendians qui étalaient leurs plaies et leurs guenilles sur le parvis en sollicitant la charité d’une voix lamentable, elle s’arrêta saisie d’étonnement : dans les couvens où l’on faisait cependant vœu de pauvreté, l’on n’avait jamais sous les yeux le spectacle de la misère, et c’était la première fois que Félise voyait des pauvres. Sa générosité naturelle s’éveilla à leur aspect ; elle se tourna vers Suzanne, et lui dit en regardant la troupe famélique : — Je voudrais leur donner de l’argent.

— Vous le pouvez, répondit Suzanne en tirant de sa poche une poignée de grosse monnaie qu’elle lui mit dans la main ; vous pouvez donner cela et beaucoup plus encore : vous êtes riche.

Félise entendit la messe avec de grandes distractions ; l’église était pleine de beau monde, et, au lieu de lire son livre d’heures, elle regardait avec une imaginable curiosité tout ce qui l’environnait. La tristesse des femmes la frappait singulièrement ; elle aimait d’instinct l’élégance et la richesse. Au sortir de la messe, elle aperçut à travers la porte entr’ouverte d’une boutique des étoffes de soie et des dentelles.

— Je voudrais bien acheter cela, dit-elle en s’arrêtant.

— Cette robe de satin des Indes à ramages blancs sur un fond noir, et ces dentelles de soie ? demanda Suzanne d’un air indifférent.

— Oui, c’est cela même.

— Vous les aurez demain ; à présent, cela n’est pas possible ; les marchands ne trafiquent pas aujourd’hui dimanche.

Au retour de l’église, la jeune fille trouva Mlle de Saulieu dans le salon. Elle était assise à sa place accoutumée, contre le paravent, dont les feuilles circulaires déployées formaient un petit retrait au milieu de cette immense pièce drapée en noir. Elle lisait la messe dans le livre d’heures placé devant elle sur le guéridon, à côté de son ouvrage ployé ; le chat gris sommeillait, couché au milieu du coussin où elle posait à peine le bout de ses pieds. Elle répondit par un mouvement de tête à la révérence de Félise, et, lui faisant signe de s’asseoir, elle continua sa lecture. Au premier coup de midi, elle referma son livre. Balin ouvrit les deux battans de la porte en disant à haute voix : — Mademoiselle est servie. — Et là-dessus l’on passa à table. Le lugubre festin auquel présidait la statue du commandeur n’était pas plus silencieux et plus triste que ce repas de famille, dont la somptuosité contrastait singulièrement avec le petit nombre et la contenance mélancolique des convives. La pauvre Félise mangeait du bout des lèvres, et levait à peine les yeux ;