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Suzanne dira que je suis une paresseuse, se dit naïvement Félise ; à cette heure, toute la maison doit être levée depuis long-temps.

Elle prit à peine le temps de s’habiller, et, ouvrant sa porte avec une sorte de crainte, elle pénétra dans une salle qui séparait sa chambre de l’appartement de Mlle de Saulieu ; les fenêtres étaient fermées encore, et la plus profonde tranquillité régnait dans la maison. Ce silence, ces demi-ténèbres, lui causèrent quelque frayeur ; elle avança avec hésitation, et, apercevant à l’autre extrémité de la salle une porte entrebâillée à travers laquelle brillait un vif rayon de jour, elle se hasarda à la pousser tout-à-fait, et entra dans une vaste pièce qui s’ouvrait sur le jardin. C’est dans ce salon qu’elle avait été reçue la veille ; mais elle n’en avait remarqué alors ni la disposition ni l’ameublement.

Personne ne paraissait ; aucun bruit ne se faisait entendre. Félise parcourut d’un œil curieux cette pièce, où Mlle de Saulieu se tenait habituellement. Ses regards s’arrêtèrent d’abord sur deux portraits placés des deux côtés de la cheminée. L’un, qu’elle reconnut aussitôt, était celui de sa tante Philippine, telle cependant qu’elle ne l’avait jamais vue, en riche parure, ses cheveux blonds entremêlés de perles, des fleurs sur le sein et le sourire aux lèvres. L’autre portrait représentait un homme à la fleur de l’âge ; l’uniforme de mestre-de-camp serrait sa taille souple et vigoureuse ; il tenait d’une main son chapeau à plumes et caressait de l’autre un lévrier favori. Cette peinture était d’une vérité singulière ; la tête avait des tons animés ; le regard surtout, clair, doux et profond, paraissait vivant. Ces deux figures, si belles, si brillantes, et au front desquelles resplendissaient l’heureux orgueil, les joies charmantes, les vives espérances de la jeunesse, semblaient déplacées dans cet immense salon tendu de noir comme l’appartement d’une veuve, et dont les glaces étaient couvertes par des rideaux de gaze. Le fauteuil de Mlle de Saulieu se trouvait en face des portraits. Il était environné à moitié d’un paravent dont les feuilles peintes en grisaille représentaient des attributs de deuil. A côté, sur un guéridon, il y avait un ouvrage de tapisserie commencé et un livre de prières. Un gros chat gris était couché en rond sur le fauteuil, et suivait de son œil jaunâtre, entr’ouvert à demi, tous les mouvemens de Félise, laquelle fit lentement le tour du salon et revint ensuite vers les portraits, qu’elle considéra long-temps avec une curiosité rêveuse. La vue de ces fières et charmantes figures éveillait dans son âme des impressions confuses, et elle ne pouvait en détourner ses regards. Suzanne la surprit dans celle contemplation.

— C’est vous déjà, mademoiselle ! dit la maussade suivante ; j’allais passer chez vous pour vous lever.

Merci, Suzanne, répondit-elle en se retournant vivement ; je