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II.

Das Gemisch von Koth und Feuer.
(Mélange de boue, et de feu.)
Faust, GOETHE.

Enfant[1], pourquoi ne vas-tu pas à dada ? pourquoi négliger tes joujoux et tes poupées ? pourquoi ne prends-tu plus les mouches et les papillons ? pourquoi ne plus te rouler sur le gazon ? Roi des libellules et des papillons, ami intime de Polichinelle, que veulent dire tes petits yeux bleus baissés vers la terre, et pourtant si vifs, si pleins de souvenirs, quoique tu n’aies encore vu que les fleurs de quelques printemps ? Tu penches déjà ton front, tu l’appuies sur ta main, comme si tu rêvais, et ta petite tête brille chargée de pensées, comme une fleur chargée de rosée matinale.

Et lorsque, rejetant en arrière ta blonde chevelure, tu regardes le ciel, dis-moi ce que tu vois ? avec qui parles-tu ? car alors de petites rides fines et subtiles apparaissent sur ton front comme des fils de soie qui se dévident d’un fuseau invisible. Ta mère pleure et croit que tu ne l’aimes pas ; tes petits cousins, tes petits amis, se fâchent parce que tu ne veux pas les reconnaître. Ton père seul ne te dit rien ; il t’observe, silencieux et sombre, jusqu’à ce que ses yeux se remplissent de larmes qu’il se hâte de faire rentrer dans son ame.

Et cependant le médecin, en te voyant, a prédit que tu deviendrais grand et fort ; en t’apportant des gâteaux, ton parrain t’a frappé sur l’épaule en t’annonçant que tu serais citoyen d’une grande nation. Le professeur qui a touché ta petite tête t’a reconnu l’aptitude aux sciences exactes ; le pauvre à qui, en passant, tu as donné un sou, t’a promis pour compagne une noble et belle jeune fille, et pour récompense une couronne au ciel. Un vieux soldat, en t’enlevant dans ses bras, s’est écrié : « Tu seras colonel ! » Une bohémienne a long-temps tenu ta main, cherchant à y lire ta destinée ; mais elle s’en est allée en soupirant et sans vouloir prendre le ducat qu’on lui offrait. Un magnétiseur a long-temps remué ses doigts devant tes yeux et promené ses mains auprès de ton visage, mais en vain, et il est parti se sentant près de s’endormir lui-même. Le prêtre, en te préparant pour la confession, a voulu s’agenouiller devant toi comme devant l’image d’un saint. Un peintre est arrivé dans un moment de colère où tu frappais du pied, et il t’a dessiné et placé dans un tableau du jugement dernier, mais parmi les anges déchus.

Cependant tu grandis et tu embellis. Tu n’as pas la fraîcheur enfantine ; tu n’as pas cet éclat de lait et de fraises. Ta beauté est celle des pensées mystérieuses qui se peignent sur ta figure comme des reflets d’un monde invisible ; et, quoique tu aies souvent un regard terne, les joues pâles et la poitrine serrée,

  1. La première invocation s’adressait au comte, la seconde s’adresse au fils du comte. Cet enfant, dont le père est épris de fantômes, n’est lui-même qu’un fantôme. C’est un, de ces êtres frêles chez qui le développement excessif de la vie intérieure use et consume avant le temps l’enveloppe matérielle. Leur ame, avant même d’avoir quitté la terre, est presque dégagée des liens du corps et fréquente déjà les mondes invisibles sous les traits du père et du fils, on a reconnu deux maladies morales trop communes à notre époque : chez le premier, le sentiment de l’idéal est faussé ; chez le second, il est exagéré. Le comte est un rêveur, son fils est un voyant.